par Jacques Pessis ("Le Figaro")
Jacques Pessis, journaliste au Figaro et "trenetophile" convaincu, nous livre l'une des dernières interviews de Charles. Nous y retrouvons un Trenet pétillant, pareil à lui-même... C'était à l'occasion d'un long repas, comme il les affectionnait... C'était quelques semaines avant sa mort…
"J'AI REVE DE CHAUMIERES ET J'AI CONSTRUIT DES PALAIS"
Jacques Pessis - L'âge ne semble pas avoir une grande influence sur vous...
Charles Trenet — Ma jeunesse frise la maladie mentale. J'ai toujours eu l'âme badigeonnée d'un enduit isolant. L'âge ne veut rien dire. Ce qui compte c'est de conserver une fraîcheur morale. Il y en a qui ont du coeur, au ventre, moi, j'ai du coeur aux joues et à l'âme.
Vous avez dit un jour que vous souhaiteriez que l'on fasse graver sur votre tombe : "Charles Trenet né poète, mort athlète ? "
- C'est vrai, mais le plus tard possible. Il faut maintenir le corps dans un état physique correct. C'est pour cela que je m'oblige chaque matin à faire du sport. Dès huit heures, dans le bois de Vincennes, ou sur la Croisette, à Cannes, je marche pendant plus d'une heure. Je passe ensuite une demi-heure dans un sauna, et je termine par un plongeon dans la piscine et une séance de gymnastique. J'avais abandoné les haltères en 1975 ; je les ai reprises le jour de mes 75 ans. J'avais beaucoup grossi à l'époque, et je me sentais beaucoup plus vieux qu'aujourd'hui...
A l'époque, vous aviez fait vos adieux à la chanson et voilà que vous avez repris le chemin de la scène...
- A l'époque, j'avais fait mes adieux à l'Olympia mais pas à la scène. Je voulais que ma mère, qui commençait à être fatiguée, me voie chanter une dernière fois. Un jour de 1982, Gilbert Rozon, un jeune producteur, qui est devenu depuis mon imprésario, est venu me chercher pour donner un récital à Montréal. L'accueil du public a été tellement chaleureux que j'ai commencé à éprouver l'envie de revenir.
Votre public a-t-il rajeuni en même temps que vous ?
- En coulisses, après un récital, je fais la connaissance des petits-enfants de mes fans de jadis, qui accompagnent leurs grands-parents. Leur émotion est telle que j'ai l'impression de retrouver l'ambiance de mes débuts.
Pourquoi, au départ, avez-vous choisi un partenaire en la personne de Johnny Hess ? Pourquoi n'avez-vous tenté votre propre chance que cinq ans après ?
- A l'époque où je suis arrivé à Paris, j'ai écrit une chanson pour Fréhel. "La Valse à tout le monde" qui n'a pas connu un gros succès. La mode était en effet aux duos. Nous étions influencés par les chansons de Mireille et Jean Nohain interprétées par Pills et Tabet. Mon idée de départ était de m'inspirer de ce style. Et, pour cela, il me fallait un partenaire. En passant devant un club de la rue Vavin, j'ai entendu un pianiste qui m'a paru exceptionnel. Je suis entré pour l'écouter : c'était Johnny Hess...
Le coup de foudre professionnel a été immédiat ?
- Nous avons décidé de travailler ensemble, mais nous avons travaillé pendant un ans avant d'enregistrer nos premières chansons. Nous avons été engagés au Palace, où nous avons été mis à la porte au bout de trois jours. Heureusement, nous avons pu obtenir un contrat au Fiacre, où çà s'est beaucoup mieux passé.
A l'époque, vous n'étiez pas encore " le fou chantant " ?
- Ce n'est pas moi qui ai trouvé cette formule mais Edmond Bory, qui dirigeait, avant la guerre, un grand hôtel sur la Canebière. J'étais alors militaire à Istres, et un soir, il m'a engagé. Johnny n'était plus là. "Charles ", ce n'était pas suffisant sur l'affiche : il a eu l'idée d'ajouter " le fou chantant " !
Vous n'imaginiez pas que, plus de cinquante ans plus tard, on continuerait à vous surnommer ainsi ?
- Pas du tout ! A l'époque, je ne savais pas très bien où j'allais. J'étais si peu certain de mon avenir que, le soir de ma première apparition au théâtre de l'ABC, en 1938, je suis entré en scène parfaitement décontracté. Je me suis dit que je n'avais rien à perdre et toute la vie devant moi pour faire autre chose si ça ne marchait pas. Le trac avant la représentation est venu ensuite et ne m'a plus jamais quitté !
On a raconté que Maurice Chevalier, qui avait créé " Y a d'la joie ! " n'a pas apprécié que vous repreniez ce titre ? "
- A l'époque, il était courant qu'une même chanson soit interprétée, par plusieurs artistes. C'est vrai que Chevalier a été très fâché, mais pour une toute autre raison. Lorsque Mistinguett m'a entendu depuis la salle dans "Y a d'la joie !", elle s'est exclamée avec sa gouaille habituelle : " Il chante mieux que Maurice!"
Deux ans plus tard, la guerre a-t-elle brisé votre élan ?
- Sans aucun doute. Sans elle, mon destin aurait sans doute changé. Je m'apprêtais à partir aux Etats-Unis juste avant qu'elle n'éclate. J'ai vécu, comme toute le monde, quatre ans d'abomination... (...) On m'a accusé de m'appeler en réalité Charles Netter et d'être juif. Pour prouver le contraire, j'ai dû reconstituer l'arbre généalogique familial. En 1940, on a également annoncé ma mort dans les journaux !
On vous a également accusé de tous les maux, d'avoir chanté pour les Allemands...
- Je n'ai chanté qu'une seule fois devant les Allemands, et à mon corps défendant. En 1942, j'avais accepté un contrat aux Folies-Bergère. Lorsque je suis entré en scène, je n'ai vu que des uniformes vert-de-gris. A la fin de mon récital, je suis allé trouvé Paul Derval, le maître des lieux, et je lui ai aussitôt demandé de me rendre mon contrat, ce qu'il a aussitôt accepté. Je conserve d'ailleurs un souvenir très cocasse de cette soirée. Avant d'entonner "Un rien me fait chanter", j'ai trébuché dans l'escalier du décor et j'ai failli tomber. J'ai alors distinctement entendu Mistinguett s'exclamer : " Il devrait pas faire des choses comme ça ! "
Vous conservez en mémoire beaucoup de souvenirs de ce genre ?
- Max Jacob me disait toujours : " Tu as une mémoire gênante ". J'ai le privilège de n'être passé à côté d'aucun des grands personnages de ce siècle et je m'en souviens.
Conservez-vous une affection particulière pour l'un d'entre-eux ?
- Pour Cocteau, incontestablement. Cela fait une vingtaine d'années que j'ai commencé une chanson intitulée "Jean, tu nous manques", que je n'arrive pas à terminer. Mais je me souviens aussi de Max Jacob, qui m'a ainsi dédicacé un livre : " A Charles Trenet, qui a donné la vie à la poésie par sa voix, et sa voix à la vie de sa poésie. "
Il y a eu aussi Louis Lumière et Charlie Chaplin, qui n'avaient pas la réputation d'être d'un abord facile...
- J'ai reconnu Louis Lumière sur une plage de Bandol, en 1924. Je lui ai demandé un autographe, que je conserve encadré encore aujourd'hui. J'ai fait la connaissance de Charlie Chaplin aux Etats-Unis en 1948, à l'Embassy, un cabaret où je me produisais. Je chantais "Le Grand Café" en imitant le pas de Charlot, et ça l'a beaucoup amusé. Nous sommes devenus amis. Il m'a invité à la première de "Monsieur Verdoux". A la fin du film, j'ai vu les projecteurs se braquer vers moi, avant de m'apercevoir qu'il s'était discrètement installé à côté de moi.
Vous n'avez que quelques amis que vous retrouvez de temps à autre, et la plupart du temps, vous êtes pratiquement injoignable. Pourquoi cette vie en solitaire, alors que vous connaissez la terre entière ?
- La solitude est un luxe que j'apprécie et dont je paie le prix...
(...)
Vous avez des maisons et des appartements à Antibes, à Aix, à Narbonne, à Nogent-sur-Marne, et vous venez d'aménager dans un grand appartement à Canet-Plage. Est-ce pour mieux brouiller les pistes?
- Que voulez-vous ! J'ai rêvé de chaumières et je me suis fait construire des palais... Si je passe régulièrement de l'un à l'autre, c'est qu'il faut bien que je m'en occupe. Autrement dit, je continue ma vie de tournées, sauf qu'au lieu de descendre à l'hôtel, je vais chez moi ! Mais je suis plus attaché à mes chansons qu'à mes maisons !
Vous venez de vendre la maison de votre père, à Perpignan. Comptez-vous vous séparer de celle où vous êtes né, située à Narbonne, dans une avenue qui porte aujourd'hui votre nom ?
- J'ai quitté Perpignan pour les mêmes raisons que La Varenne voilà une quinzaine d'années. Il y avait trop de bruits alentour. Pas question de me séparer de ma maison de Narbonne. Je suis actuellement en négociation avec la mairie pour qu'elle soit transformée en musée quand je ne serai plus là !
Votre seule folie, ce sont les voitures. D'après mes calculs, vous en possédez actuellement une bonne dizaine...
- Ma folie des voitures est née dans les années 50. J'en ai douze. Ceux qui apercevaient tous ces véhicules dans mon jardin croyaient que je donnais une réception, alors que je me trouvais tout seul chez moi ! Mais peu importe, quand on aime, on ne compte pas !
Connaissez-vous également le nombre de chansons que vous avez écrites ? - Tout ce que je sais, c'est que j'en ai déposé plus d'un millier à la Sacem. Mais il y en a beaucoup que j'ai commencées sans jamais les terminer. Parfois, l'inspiration est venue tardivement. Voici quelques temps, à l'issue d'un récital à Perpignan, on m'a remis un texte retrouvé au collège, que j'avais commencé à l'âge de treize ans et que je n'avais jamais terminé : " La tramontane dans les platanes chante tout bas ; l'hiver approche. Bientôt la cloche s'éveillera... " Je l'ai achevé, mis en musique, et je viens de l'enregistrer... Soixante-six ans après !
Parmi toutes vos chansons, quel sont celles que vous préférez ?
- Celles que j'ai composées la semaine dernière et que le public ne connaît pas encore...
Vous avez récemment enregistré vingt-six nouveaux titres. En avez-vous encore beaucoup d'autres en réserve ?
- Bien sûr, et pas seulement des chansons ! Je suis en train de réfléchir à une parodie des Sermons de Bossuet, et je mets la dernière main à un recueil de poèmes. Je pensais d'abord l'intituler : "La vérité sort de la bouche du métro", ou "Au clair de ma plume. J'ai finalement opté pour "Guère épais"... en raison de la taille du manuscrit.
N'avez-vous pas l'impression d'être passé à côté d'une carrière d'écrivain ?
- J'aurais pu écrire plus de livres, mais cela viendra peut-être. Voilà vingt-cinq ans que je songe à donner une suite à un roman dans lequel je me retrouve totalement : "Un noir éblouissant".
Regrettez-vous de ne pas avoir poursuivi au cinéma une carrière qui s'annonçait prometteuse ?
- J'ai tourné quelques films pendant la guerre parce que les studios étaient chauffés, mais cela ne m'a guère passionné. J'ai eu ensuite une grosse proposition de Hollywood que j'ai refusée. Je ne l'ai jamais regretté.
Lorsque vous enregistrez un disque, vous donnez une leçon à tous les autres artistes. Vous ne faites qu'une seule prise, et vous interprétez trois à cinq titres en une matinée. Est-ce par paresse ou par professionnalisme ?
- C'est une habitude que j'ai prise à l'époque où l'on gravait nos enregistrements sur des galettes de cire. En cas d'erreur, il fallait tout recommencer. Et puis une chanson, c'est aussi un climat. L'interprétation que l'on en donne correspond à un moment, à un état d'esprit qui est unique.
Pour vos derniers disques, vous avez fait appel à de jeunes orchestrateurs capables de moderniser vos mélodies sans détruire leur classicisme. Ils ont travaillé pour vous avec autant d'enthousiasme que pour une star du Top 50. Est-ce encourageant pour l'avenir de la chanson française ?
J'ai l'impression qu'après des années d'errance, la chanson française a de nouveaux beaux jours devant elle. Ceux qui l'écoutent préfèrent enfin le texte...au sexe.
Alain Souchon a dit que vous étiez " le patron ". Quels sont ceux que vous considérez comme vos disciples, ou plutôt vos collaborateurs ?
- On a également dit que j'étais le père de la chanson française. Je préfère en être le grand frère. Souchon a beaucoup de talent. Au cours d'une émission de Guy Lux, il a chanté "J'ai ta main" avec une certaine sensibilité. J'aime Renaud, bien sûr, mais aussi Patrick Bruel et David Hallyday, en qui j'ai cru dès le départ. Je crois même avoir été le premier, voilà trente ans, à prédire le succès de Johnny !
Les disparitions de Serge Gainsbourg et de Michel Berger vous ont-elles beaucoup affecté ?
- Beaucoup. Pour moi, " Gainsbar " a tué Gainsbourg pour se venger de l'avoir créé. J'avais aussi beaucoup de sympathie pour le talent de Michel Berger. Il ne l'a jamais su, mais je l'avais surnommé " le prince de la nuance ".
(...)
Vous arrive-t-il souvent de donner des surnoms à certaines personnalités ?
- Cela m'arrive parfois. Ainsi, pour moi, Régine, c'est " la petite sour des riches". Lorsque j'ai aperçu Jeanne Mas pour la première fois, je me suis dit : " On dirait Mata Hari à cinq heures du matin ". Ce surnom lui est ensuite resté.
Etes-vous réellement un homme de gauche ?
- Détrompez-vous ! Je ne me suis jamais préoccupé de politique de ma vie. Je n'ai même pas de carte d'électeur. Ce genre d'engagement ne m'intéresse pas du tout. Ma devise serait plutôt " Touche pas à mon poète. "
Les grandes misères du monde vous affectent-elles ?
- C'est autre chose que la politique. Plus je les découvre à travers la télévision, plus je me dis que le monde a été créé par le diable, et plus j'espère qu'il ne deviendra que l'expression de son remords.
Vous arrive-t-il parfois de vous prendre au sérieux ?
- Quand on a rêvé sa vie et que l'on vit son rêve depuis soixante-dix ans, il ne serait guère convenable de se prendre au sérieux. En n'oubliant pas toutefois que la vie a un sens profond, qu'il ne faut pas négliger sous prétexte d'être heureux
Croyez-vous en Dieu ?
- Oui.... mais lui aussi a cru en moi, puisqu'il m'a permis de mener une existence aussi privilégiée !
Propos recueillis par Jacques Pessis
Publié par "Le Figaro" le 20 février 2001
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