par Boris Vian
En 1954, Charles se produisait à La Rose Rouge, un cabaret de la Rive-Gauche où débutera Juliette Gréco, Les Frères Jacques et Barbara. Habitué des lieux, Boris Vian, féru de jazz et de swing, assistait à ce récital. Quelques jours plus tard, c'est l'occasion pour l'auteur de L'écume des jours de livrer un excellent hommage au Fou Chantant dans ce billet très flatteur paru dans l'hebdomadaire Arts (n° 469).
Il a commencé jeune - et jeune il est resté.
Qui plus est, par un singulier miracle, il a communiqué cette jeunesse à toutes ses chansons. Qu'on l'entende interpréter un de ses succès : Mam'zelle Clio . Elle a quinze ans bien sonnés, mam'zelle Clio ; pour une fille c'est peu, mais pour une chanson, quel risque déjà de paraître démodée ! Eh bien, mam'zelle Clio continue, avec désinvolture, de dormir à côté de son petit cocu de mari pendant que le grand Charles, maquillé en ectoplasme, tire les poils de ce malencontreux époux. Pourtant, faites l'expérience avec n'importe lequel des succès de l'avant-guerre, et voyez le résultat. Ne faisons pas de malheureux; mais que de mélo, que de mauvais goût, que de simple ridicule...
Gardons-nous, bien sûr, d'oublier les nécessités du commerce ; mais évitons aussi, à ce moment, de confondre les produits du commerce et ceux de l'art. L'arrivée sur la scène de Charles Trenet confirmait avec éclat ce que l'on savait déjà : il était possible, avec des chansons intelligentes de remporter un succès populaire massif. Si Trenet n'était pas le premier à écrire de bonnes chansons, il était certes, le seul capable d'en écrire tant de bonnes.
On oublie trop que le talent, c'est aussi la générosité. Les chansons de Trenet vieillissent admirablement parce qu'elles sont légères : gaies ou tristes, elles manifestent toujours le goût aérien qui est la marque du fou chantant . Rien en elles qui pèse ou qui pose - comment se laisseraient-elles atteindre par le temps ? Et la source, loin d'être tarie, se renouvelle d'année en année, miraculeusement. Voici cette année Paule sur mes épaules - 1954 . On tremble à l'idée de ce que le thème aurait donné entre les mains d'un fabricant. Et l'on sourit de plaisir à l'astuce de Trenet. Dire qu'il est un poète, c'est trop et c'est trop peu. Il est un poète qui a les pieds sur terre, et il est aussi un grand mémorialiste. Les chansons de Trenet, c'est le journal intérieur d'un Pierre de l'Estoile du XXe siècle.
L'histoire des pensées de Trenet, l'enregistrement de ses réactions devant les gens, les choses, le monde, voilà ce que sont ses chansons. Quand on l'écoute, d'ailleurs, on ne saurait se satisfaire d'une seule : on a l'impression qu'en bas de chacune, entre parenthèses et en italique, se trouve la mention lourde de promesses : A suivre . Alors on suit. Et, comme c'est Charles, on n'est jamais déçu. Et on revient content.
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