Pierre Bouteiller: Le temps qui passe n’a pas de prise sur Charles Trenet
qui, à quelques semaines de son soixante-huitième anniversaire, vient
encore de prendre un coup de jeune et cela sous la forme d’un nouveau
disque, s’ajoutant à une œuvre dont on a renoncé à dire si elle se compte
en dizaines, centaines ou milliers de titres. Une œuvre telle que Charles
Trenet devrait faire au moins l’objet d’un décret d’utilité publique, ou au
moins être élu à l’Académie française, si du moins celle-ci n’avait pas
tendance, depuis quelque temps, à se dévaloriser en élisant n’importe
qui.
Un seul reproche à lui faire : ses adieux qu’il a faits au public parisien,
ce qui va nous obliger à aller en banlieue, en province ou à l’étranger
pour pouvoir l’applaudir sur scène, car bien sûr il n’est pas question de
renoncer à voir et entendre celui à qui toute la chanson française dans son
ensemble doit tout, de Montand à Brassens, en passant par Ferrat.
Nous allons passer cet après-midi en compagnie de Charles Trenet qui
présente le millésime 1981 d’une cuvée toujours bonne à consommer, soit en
primeur, soit trente ans après. Car c’est ça le miracle Trenet, c’est que
sur lui le temps passe, mais il glisse comme dans cette chanson.
Charles: « Le temps qui passe », c’est simplement une chanson un petit peu
mélancolique sur le temps qui passe. Tout le monde voit passer le temps,
seulement il y a des gens qui ne le voient pas passer. Il faut prendre le
temps de voir passer le temps, mais quand il a passé trop vite justement –
et c’est l’histoire de la chanson - on a l’impression qu’il vous a volé en
passant si vite.
- Alors, vous vous estimez volé par le temps?
- Un petit peu, oui. C’est-à-dire que depuis quelques années, j’ai appris
à vivre plus lentement, plus tranquillement, et c’est normal du reste,
c’est un phénomène d’âge.
- Il y a combien de temps que vous n’avez pas fait de disque?
- Il doit bien y avoir quatre ou cinq ans, mais depuis, j’ai fait beaucoup
de chansons, seulement je ne pouvais pas les sortir toutes à la fois...
- Comment ça vous vient, comment vous dites-vous un jour: tiens, j’ai du
matériel, comme on dit dans ce métier, et je vais faire un disque.
- C’est parce que ma maison de disques m’a dit: «Ça fait cinq ans que vous
n’avez rien fait. Il faut enregistrer». Voilà. Puis on a pris rendez-vous
avec des chefs d’orchestre et je suis allé au studio.
- Alors, c’est votre maison de disques qui vous force à travailler...
- Oh! ce n’est pas un travail de faire un disque.
- Au fond, vous ne travaillez jamais?
- Jamais. On peut tomber sur un mauvais public, sur un public qui n’a pas
de talent, alors à ce moment-là il y a du travail. Mais c’est rare. En
général le public a du talent. Mais il m’est arrivé de tomber sur des
publics qui n’étaient pas du tout réceptifs, alors je travaillais.
- Voyez, vous me parlez du public. Vous n’avez pas la nostalgie quand même
des salles?
- Non, pas du tout. J’ai fait mes adieux à la scène à Paris, c’est tout.
Et maintenant je poursuis cette série de représentations d’adieu dans le
monde. Vous savez qu’à partir d’un certain âge, on est en forme ou on ne
l’est pas...
- Et là, vous êtes en forme apparemment, donc les adieux au public, vous
allez les continuer, j’espère...
- C’est-à-dire que je vais dans des pays et dans des villes où je ne
reviens pas. J’y ai fait mes adieux comme j’ai fait mes adieux à Paris et
je ne reviens pas à Paris.
- Mais rien ne vous empêche de chanter à Montreuil, à La Varenne...
Pourquoi vous vous êtes tenu à cette règle un peu stricte ? Parce que vous
pensez qu’il faut savoir s’arrêter et ne pas s’accrocher à la scène, même
si le public vous demande?
- Un peu pour cela, oui. Le public peut continuer à me voir grâce à la
télévision...
- C’est pas pareil, vous le savez bien. Il est évident qu’il n’y a pas ce
rapport direct, cette magie qui est dans une salle de spectacle et qui
n’est pas la même que sur un plateau de télévision.
- Ah, c’est très bien la télévision, c’est parfait. On va chez les gens, on
les remercie d’être venus me voir chez moi dans mes théâtres. C’est moi qui
vais chez eux maintenant, grâce à la télévision... Ça m’amuse moi, de
chanter pour six ou sept personnes. Ça vous change de chanter pour deux
mille personnes. Ça permet des chansons d’un ordre plus confidentiel. Déjà
les disques permettent de passer à la radio et de chanter à l’oreille des
gens, chose qu’on ne peut pas faire dans une salle. A la télévision, grâce
au gros plan, on est très près des gens. Ils vous voient comme autrefois
nos grands-pères regardaient les artistes avec des jumelles de théâtre.
J’aime bien chanter pour sept personnes, pour une famille. Je sais très
bien qu’il y a quinze ou seize millions de téléspectateurs quand c’est une
émission très en vue, mais c’est une autre façon de chanter, on est plus
près....
- C’est comme si vous dîniez avec un ami… Comment vous est venue cette
inspiration?
- Je n’en sais rien. L’inspiration c’est une chose très mystérieuse. C’est
une fée qui vient frapper à la porte à n’importe quelle heure... et
brusquement j’ai écrit ça dans la nuit... J’avais dîné avec un ami, on a
échangé des souvenirs et j’ai pensé que la meilleure façon de m’exprimer,
c’était d’en faire une chanson...
- «L’écologiste»... Je n’ai pas très bien compris là. Il y aurait comme
une petite agression contre un courant politique peut-être quand même...
- Non, pas du tout. Ça m’est passé par la tête comme ça. J’ai écrit ça
après un bon petit repas à Aix-en-Provence...
- Arrosé de vin local?
- Oui, gentiment, mais pas trop. Parce qu’à ce moment-là on ne peut pas
écrire...
- Cela ne vous a jamais aidé, l’alcool?
- Eh non, pas du tout. Au contraire. Parce que, vous savez, des choses
qu’on écrit comme ça sous une influence artificielle, au moment où on les
écrit, on trouve que c’est merveilleux, mais après, quand on les relit, on
s’aperçoit que ce n’est vraiment pas bon, enfin pour ce qui me concerne. Il
faut avoir l’esprit clair... Alors «L’écologiste», c’est une histoire un
peu farfelue quoi, mais c’est quand même quelqu’un qui veut vivre à la
campagne, qui veut vivre naturellement, mais il est écologiste comme on
pouvait l’être il y a trente ans ou comme on le sera dans cinquante, c’est
pas du tout une idée politique.
- Il y a quand même un courant politique écologiste qui est représenté
officiellement dans la campagne électorale de Brice Lalonde.
- Tant mieux. Je trouve que tous les courants politiques doivent être
écologistes. Quel est l’homme politique qui va dire: je ne suis pas
écologiste? C’est tout à fait naturel. On est bien obligé de l’être avec
toute cette robotisation qu’il y a actuellement...
- Au fait, cela vous intéresse, la campagne électorale? (La campagne pour
la présidentielle battant son plein).
- Non, je préfère la campagne provençale.
- Vous avez quand même jeté un œil à la télévision récemment...
- Ah! vous savez, ils disent tous les mêmes choses...
- Ces grands meetings vous en avez vu à la télévision, c’est monté comme
des shows de professionnels de la chanson. Est-ce que vous trouvez que ce
sont de bons professionnels de show, ces hommes politiques?
- Certes oui. Il faut avoir ce talent d’acteur. Du moment qu’ils passent à
la télévision, qu’ils sont sur une estrade devant du monde, il faut qu’ils
deviennent des acteurs.
- Quels sont ceux qui passent bien à votre avis? Je ne vais pas vous
demander vos opinions politiques, mais je vous le demande sur le plan
professionnel.
- Oh! je trouve qu’ils passent tous très bien. Le président de la
République passe très bien (à cette époque encore Valérie Giscard
d’Estaing, Mitterrand lui succéderait un mois plus tard) François
Mitterrand passe très bien et Georges Marchais passe très bien. Mais tout
le monde vous le dira...
- Vous ne parlez pas de Jacques Chirac?
- Si, c’est vrai, je l’avais un petit peu oublié. Il passe bien, mais il
est plus acteur que comédien...
- La différence, vous la rappelez...
- La différence, c’est qu’un acteur, c’est une personnalité et il ne sort
pas de sa personnalité. C’est la différence qu’il y a entre Gabin et
Fresnay, si vous voulez.
- Chirac, ce serait plutôt Gabin, ou Fresnay?
- Plutôt Gabin. C’est une personnalité. Il ne nuance pas ass ez. Il n’entre
pas dans la peau de l’autre. Il est toujours lui-même. Georges Marchais
serait plutôt acteur aussi, mais le Président de la République et
Mitterrand sont très nuancés, ce sont de très bons comédiens.
- « Y’a ma Kamabah » ... C’est une marque de moto que vous avez
inventée?
- Absolument. C’est la réunion de trois marques célèbres pour faire un
nouveau mot. C’est une histoire de moto gentille, parce que vous savez que
les motards n'ont pas très bonne réputation. Moi, j’ai voulu faire quelque
chose pour montrer que c’est des gens charmants, très gentils et très
sains. C’est l’histoire d’un type qui a une moto et il a trouvé les moyens
quand même, parce que c’est un garçon très moderne, d’avoir une fiancée qui
s’appelle Daisy Belle et il emmène Daisy sur sa moto, ils se marient et ils
ont une petite fille qui s’appelle Paloma. C’est gentil.
- Dans une séance d’enregistrement vous êtes célèbre - je ne sais pas si
c’est à juste titre ou autrement - pour avoir des conflits, tout à fait
amicaux d’ailleurs, avec les musiciens qui vous font des orchestrations
sublimes. Vous commencez à rayer et ça se termine avec un piano, une basse
et une batterie.
- Ça, c’est une légende. Non, quand une orchestration est excellente et
qu’elle est tout à fait en rapport, qu’elle imbibe la chanson, je la garde.
Mais il y a parfois des choses qu’on peut enlever d’accord avec le chef
d’orchestre ou l’arrangeur, ou des choses qu’on peut rajouter. Par exemple,
pour la chanson bretonne du chiffonnier j’avais mis un synthétiseur pour en
faire un rappel de ding dong.
- Vous aimez ça, ces instruments ?
- Mais oui, ce sont des sonorités nouvelles, oui j’aime bien.
- Mais justement, et là je reviens peut-être à l’Ecologiste, on a
l’impression qu’il y a une lassitude du public pour ces sons artificiels et
un retour aux sons naturels.
- Parce qu’on en a abusé, comme de tout ; ça dépend comment c’est utilisé.
Il faut simplement l’utiliser bien. Il ne faut pas en mettre toute la
journée à toutes les sauces, mais ça peut apporter quelque chose .
« La mort du chiffonnier » , c’est une petite blague comme on en dit dans
les villages. C’est une chanson de style un peu breton. J’ai pensé à faire
une chanson qu’on peut chanter à la veillée, mais j’ai situé ça en
Bretagne, pour changer un peu.
- Pourtant ce n’est pas votre région de prédilection, la Bretagne.
- Oui, mais c’est un pays de légende aussi. J’aime beaucoup la Bretagne.
C’est très beau.
- Je crois que c’est une des rares régions où vous n’ayez pas de maison.
- J’ai des voitures et j’ai des maisons. J’aime bien être comme tout le
monde. Tout le monde a une voiture et des maisons. C'est rare les gens qui
n'ont pas de résidence secondaire maintenant... Ils ne vivent que pour ça
et ils ont raison. Et puis dans le fond ils travaillent trop aussi. On
serait très bien avec quatre heures de travail par jour pour tout le monde,
ce serait parfait, et ça marcherait très, très bien. Seulement il faudrait
économiser sur le budget de guerre, mais le jour où les hommes seront
raisonnables, ils feront ça...
- Ah! vous voyez, vous avez des idées politiques...
- Mais ce n’est pas politique du tout. C’est peut-être un peu plus
philosophique. Qu’est-ce que c’est la philosophie, c’est l’art de
comprendre la vie, et la politique c’est pas toujours l’art de comprendre
la vie. C’est l’art d’essayer de la faire comprendre aux autres
peut-être...
- Et qu’un candidat viendrait à la télévision dire qu’on réduit le budget
de guerre et que, comme ça, tout le monde aura une résidence secondaire,
vous voteriez pour lui tout de suite ?
- Certainement oui. Mais ça arrivera un jour…
- Vous avez des visions Rousseauistes du monde… Vous pensez qu’au départ
l’homme est bon et qu’on pourra arriver un jour à un monde idyllique où il
n’y a plus de guerres, plus de conflits, plus d’affrontements et que tout
le monde aimera son prochain... Vous y croyez?
- Pas comme vous le dites. Mais il est un fait que l’humanité ne gagnera
pas à être méchante, alors elle reviendrait à l’état de bête. L’homme est
bon, je vous le répète, c’est vrai. Il est capable de faire des choses très
bonnes. Voyez tous ces gens qui partent pour soigner ces enfants
malheureux, c’est effrayant tous les malheurs qu’il y a, et cette famine.
Il y a des gens qui vont les soigner, il y a des médecins qui gagneraient
beaucoup plus d’argent en restant avec leur clientèle bourgeoise, et qui
vont là-bas pour presque rien... Et puis tous les vieux curés de campagne,
ils enfoncent des portes ouvertes. Ils sont bons, ces gens-là.
- Le curé de campagne est un personnage qui tient une grande place dans
votre vie. Mais des curés en soutane... Vous êtes contre l’habit de
clergyman...
- Oh! cela m’est bien égal, évidemment ça inspirait plus ce respect de voir
le curé en soutane. Une fois il y avait deux camarades de classe qui se
rencontrent comme ça sur un quai de gare et ils se sont promis de se faire
une vacherie plus tard s’ils se rencontraient, parce qu’ils se fauchaient
chacun les premiers prix en classe. Alors l’un devient un très grand prélat
et l’autre devient ambassadeur. Et un jour, sur un même quai de gare ils se
rencontrent. L’ambassadeur est en grande tenue, avec un bicorne magnifique
et l’autre est dans une soutane d’apparat, il arrive du congrès
d’ecclésiastiques de Carthage. Et alors c’est l’évêque qui le premier va
vers l’ambassadeur et lui dit: «Pardon, monsieur le chef de gare, à quelle
heure part le train pour Paris?» Et le faux chef de gare, qui est
l’ambassadeur, le reconnaît et répond: «Je ne sais pas, madame...»
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