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LES GRANDS MOMENTS – 12 : 1988, CHÂTELET TOUT NEUF, TRENET TOUT FLAMME !
le 15 Avr 2014 - 12:29
Charles et la chanson Par Elisabeth Duncker


Le 19 février 2001 Serge Hureau, à l’antenne de France Inter, proclamait que ‘’Charles avait toujours eu du mal.’’
Avait-il du mal ? Pas tant que ça.

D’abord, le 13 janvier 1988 il fut l’un des invités au Grand Echiquier de Jacques Chancel, en public et en direct sur Antenne 2, et consacré à Shirley Bassey (qui, dans les années soixante, fit fureur avec la chanson générique du film "Goldfinger", restée sa chanson fétiche). Charles y interpréta, accompagné au piano par cet incomparable musicien qu’est Michel Legrand : Coin de rue, J’ai ta main et Que reste-t-il de nos amours, soulevant des éclats de rire avec :
Un petit village, un vieux clocher,
Un paysage, Shirley Bassey…







Puis il se produisit en récital le 26 janvier à Nîmes, le 28 à Besançon ; en février à Rennes ; en mai, à Toulouse et à Montpellier.
Le 9 mars de cette même année, il reçut des mains de François Mitterrand, président de la République, le ruban bleu d’Officier de l’Ordre National du Mérite, au Palais de l’Elysée, cérémonie retransmise sur TF1, dans un spécial "La Chance aux Chansons" de Pascal Sevran, avec une pléiade d’artistes.



LE CHÂTELET NOUVEAU EST ARRIVÉ

Extrait de ‘’Télé 7 Jours’’ No. 151

En 1988, le Châtelet nouveau est arrivé, après six mois de fermeture pour d’énormes travaux. Le directeur, Stéphane Lissner, lui a rendu son nom traditionnel et lui a redonné son aspect original.


"Tout en dotant la salle d’installations ultramodernes, nous avons pris le parti de restaurer l’ancien théâtre de pur style Napoléon III, défiguré par les transformations successives", explique-t-il. "L’orchestre et la corbeille ont été rehaussés, les sièges en peluche style cinéma des années 50 laissent la place à des fauteuils Voltaire en acajou verni et velours grenat. Trois loges spéciales ont été aménagées, neuf gros piliers qui empêchaient la bonne visibilité supprimés. L’acoustique, réputée nulle, a été transformée.

Côtés programmes, mon but, bien sûr, c’est de remplir ma salle, mais sans concessions. Après Trenet, les ballets Antonio Gades, l’intégrale des symphonies de Mahler.
 Pour la période de fin d’année il s’agit de maintenir la tradition d’un spectacle populaire et c’est Charles Trenet donc qui inaugurera la salle rénovée avec onze soirées entre le 10 et le 31 décembre 1988. "



TRENET : UN MARCHÉ NOIR ÉBLOUISSANT "Le Figaro" du 2 janvier 1989


Au box-office du marché noir, Charles Trenet a battu Michael Jackson ! Onze concerts à guichets fermés, devant des fans ayant physiquement de trois à quatre vingt-dix ans, et moralement toujours vingt ans. Avec, en prime, le soir de la dernière,
La Romance de Paris, accompagnée par un orchestre d’accordéonistes. Un Boum dont les spécialistes n’avaient pas mesuré l’amplitude et que le Fou chantant explique à sa manière. "Pour beaucoup d’artistes, la chanson, c’est un moyen de se faire plaindre. Les spectateurs applaudissent pour les consoler. A travers mes couplets, c’est le public que je console. " Ainsi que le show business, dont le paysage est si désolé…


Dès la première, le 17 décembre 1988, dans le hall du théâtre, il y avait affluence, des gens brandissant des cartons : “Une place s.v.p.” ou “UNE” tout court. Quelques affiches et, épinglées dans une vitrine, des pochettes de disque. Sur le comptoir de la caisse, un brouillon - ce n’était guère plus - avec ces mots griffonnés à la main:


Association Charles Trenet
Les Bois Dorés,
Chemin Clos des Brasset,
06560 Valbonne.

Le récital était à peu près le même qu’en 1987 au Théâtre des Champs-Elysées et ne changerait pratiquement plus par la suite.

Ici je tiens à rappeler les propos de Serge Hureau sur France Inter le 19 février 2001, qui affirmait qu’au Châtelet, Charles s’était obstiné à mettre "des chansons que plus personne ne voulait écouter". Or donc, voyez donc un peu ce répertoire que les gens ne voulaient plus écouter :
1. Revoir Paris - 2. Au bal de la nuit -3. L’oiseau des vacances - 4. Les chiens loups - 5. Le revenant - 6. Kangourou - 7. J’ai ta main - 8. La famille musicienne - 9. Douce France - 10. Il y avait des arbres -11. Rachel dans ta maison- 12. Que reste-t-il de nos amours 13. Mam’zelle Clio -14. A la porte du garage - 15. Boum - 16. Ne cherchez pas dans les pianos - 17. Cinq ans de marine -18. D’la fenêtre d’en haut - 19. La java du diable - 20. Où sont-ils donc ? - 21. La folle complainte - 22. Le jardin extraordinaire - 23. Le serpent python - 24. Vous oubliez votre cheval - 25. Le soleil et la lune - 26. L’âme des poètes - 27. La mer - 28. La polka du roi - 29. Je chante - 30. Y a d’la joie.
Plus tard, il terminerait par Boum, et quelquefois par La romance de Paris.

Avant de passer à la revue de la presse, une autre petite mise au point. Dans son livre "Le grand Charles" (Albin Michel – 1998) à la page 182, Stéphane Hoffmann écrit notamment : Depuis ses adieux à l’Olympia en 1975, c’est la première fois que Charles se produit à Paris devant un public payant. Ce qui serait comme un reproche ou même une réprimande. Mais il y a eu le Théâtre du Rond-Point en 1981 ; c’était pourtant payant, non ? Rafraîchissez votre mémoire en (re)lisant LES GRANDS MOMENTS - 11




75 ANS ET TOUTES SES FOLIES
Henri Fabre dans ’’L’Indépendant’’ du 19 décembre 1988

D’abord apparaissaient les musiciens : le contrebassiste Pierre Nicolas, puis les deux exceptionnels pianistes, Roger Pouly et Christian Rémy. La salle, déjà, est émue. Mais elle attend le poète, l’inclassable. Emmanuelle Béart, Daniel Auteuil, Georges Moustaki, Renaud, Sophie Marceau, Colette Renard, Cabu, Jean Carmet, des centaines et des centaines de personnalités du show-business ou des médias sont présentes pour cette première qui prend des allures de cérémonie. Car la vedette ce soir, c’est Trenet, pour le premier des onze récitals qu’il va donner au cours des prochains jours.

Autant de moments inespérés mais que chacun attend avec tout de même une vague inquiétude. En quelle forme vont-ils retrouver leur Fou chantant qui revendique son âge – il a trois fois 25 ans – et qui a disparu des scènes auxquelles il a fait ses adieux il y avait déjà treize ans (sic) ?

Comment ne s’inquièteraient-ils pas ? Les souvenirs ne seront-ils pas détruits ? La voix sera-t-elle restée la même ? Le jeune poète, puis le vagabond sans âge, ne s’est-il pas transformé en quelque vieillard imprudent, au point de venir brûler sur les planches du Châtelet tout le crédit qu’il a laissé dans les mémoires ? Cette crainte est dans la salle : nos souvenirs sont en danger.

La galaxie Trenet

Mais voilà Charles Trenet, costume bleu foncé, sans chapeau, sorte de clone de l’ancien Trenet, celui qui nous a quittés dans les années 70 (re-sic), c’est bien le même regard, la même silhouette, le même sourire.

Puis il nous parle et c’est la même voix. On se demande alors si la voix sera la même dès qu’il va chanter. A ce moment précis, il joue son image. Il avait volontairement quitté le public, déjà statufié par sa génération, puis par la suivante.

Devant lui, il y a tous les âges dans le public. Les trois-quarts de l’assistance n’étaient pas nés il y a cinquante ans, au début de sa carrière. Depuis, pendant ces cinquante ans, plusieurs modes ont déferlé comme autant de vagues, la plupart rapidement usés, sur les scènes des music-halls. Mais la galaxie Trenet, même absente, a résisté à tous les passages des étoiles filantes, et même aux synthétiseurs.

Ayant ainsi traversé intact, grandi, les aléas commerciaux des disc-jockeys, qu’avait-il donc à gagner dans cette galère du Châtelet, sinon les regrets de ses admirateurs ? Quelle gloire supplémentaire pouvait-il chercher au prix de tant de risques ?

Telle est l’inquiétude du public quand il commence à chanter
Revoir Paris. Aussitôt l’émotion est là. La salle est à la fois rassurée et éprise. Trenet 1988 est bien celui que nous avions tous en mémoire. Il a déjà gagné. Pour lui, comme pour la foule, le reste ne sera plus qu’une partie de plaisir, un plaisir qui rebondit de part et d’autre de la scène. Tout au long de son pèlerinage vers son enfance, thème du spectacle, Charles Trenet rappellera ses années à Narbonne, le Canal de la Robine, son amour pour la terre audoise puis pour l’autre terre qui est la sienne, le Roussillon.

D’ici et de partout

Chacune de ses trente chansons fut présentée par lui avec le désir évident de situer son inspiration, ses chefs-d’œuvre, dans son pays. Jamais l’Aude et le Roussillon n’auront reçu un tel hommage, ne bénéficieront d’une aussi formidable, affectueuse et gratuite notoriété.

Dans le programme distribué au Châtelet, une liste de 500 de ses chansons dont :
A la gare de Perpignan, Cadaquès, La cité de Carcassonne, Les feux de la Saint-Jean, Gruissan mes amours, La jolie sardane, Narbonne mon amie

Ayant ainsi tout au long de sa vie chanté sa terre, Charles Trenet qui a réussi l’heureuse liaison entre la Catalogne et l’Occitanie, ne pouvait qu’élargir encore son horizon en déclarant :
"Je suis d’un peu partout à présent, de Narbonne, de Perpignan, de La Varenne, de New York et du Canada, des plages désertes et des aérogares, des fontaines, des forêts, des anges, de vous et de moi. "

Merci donc, M. Trenet. Non seulement pour ce bonheur que vous nous laissez, mais aussi pour tout celui que vous pouvez encore nous donner.


CHÂTELET TOUT NEUF, TRENET TOUT FLAMME titrait "Le Quotidien de Paris" No. 2824 du 17, 18 décembre 1988 sous la plume d’Aurélien Ferenczi.

La chanson française se met au garde-à-vous pour la rentrée de Charles Trenet au Châtelet, du 17 au 30 décembre. Guichets fermés pour le père spirituel de plusieurs générations d’auteurs-compositeurs.

Les adjectifs nous manquent pour parler de Trenet. Logique, les adjectifs, il les a tous conquis et gardés. Moralité, le seul qui pourrait parler de Trenet, au fond, c’est Trenet lui-même. Qui trouverait les mots, les phrases, les formules et les allitérations pour évoquer ce typhon verbal, cet ouragan de jeunesse et de joie de vivre, cette tornade poétique, météore, puis soleil, de la chanson française ?

Evoquerait-il l’homme, célèbre pour son caractère de cochon, de mauvaise foi, et son sens de la rouspétance ? On s’en fiche, au fond, de ce qu’il fait, et de ce qu’il est. C’est Trenet chanteur qu’on veut comprendre, écouter, garder toujours en mémoire. Ce qui, au fond, n’est pas impossible : son répertoire se lit sans peine comme une gigantesque autobiographie. Récit codé, aveux masqués, mais clairs, quand on gratte un peu…

Evacuons le poncif (essayons au moins). Le poncif, c’est
La mer par exemple ou L’âme des poètes et Douce France ; chansons qui ont fait la fortune de Trenet en France et à l’étranger, chansons phares, mais tellement éclairées qu’on ne les perd jamais de vue. Les zones d’ombre sont plus intéressantes. Les zones d’ombre c’est en revanche la présence obsédante de la mort, la cruauté de l’enfance, la certitude du malheur. Paradoxes faciles, direz-vous mais que les textes certifient.

Les nuages auront mis du temps avant de cacher le soleil. Les zones d’ombre arriveront avec le retour (et peut-être la carrière de Trenet se lit-elle en partie sur cette marche arrière) vers la petite enfance. Les valeurs de l’enfance sont simples : le village et la famille (ce qui ne manquera pas de susciter l’ambiguïté pendant l’Occupation). La poésie est toujours marquée du sceau surréaliste, et on sait ce que doit Trenet à Max Jacob, mais le propos est moins léger : le regret de l’enfance est omniprésent, mais l’enfance n’est même plus toujours présentée comme heureuse. La chanson la plus marquante de Trenet c’est, bien sûr,
La folle complainte. Tout y est : le sexe (la bonne), l’enfance, la mort, la haine. Chanson clé qui se termine par cet aveu :

"Je n’ai pas aimé ma mère,
Je n’ai pas aimé mon sort,
Je n’ai pas aimé la guerre,
Je n’ai pas aimé la mort…
  J’étais seul sur les routes,
Sans dire ni oui ni non.
Mon âme s’est dissoute,
Poussière était mon nom".

C’est pour cette nostalgie qui vous tire les larmes que Trenet est un géant : pour sa fantaisie, aussi, son humour, sa folie.



QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS ?
Michel Boué dans "L’Humanité" :

Le bon Dieu fait bien les choses en nous gardant Charles Trenet aussi fringant qu’à ses débuts à l’ABC en 1938. Le revoilà pour onze récitals exceptionnels dans un Châtelet plein comme un œuf, où les moins de vingt ans prennent un coup de vieux devant l’increvable jeunesse de l’artiste. Campé tout bonnement à son micro, avec, pour tout spectacle ses roulements d’yeux, ses mains lestes comme des oiseaux et même, à la fin le galurin jaune du "fou chantant". Il ne reste plus qu’à l’écouter, réécouter, pour la millième fois, les refrains qu’on a appris au berceau, dans le ventre de sa mère et même avant, tant la culture populaire s’est appropriée le répertoire de Trenet. Parce qu’elle s’y est reconnue.

Piaf, Brel, Brassens sont partis… Qui reste-t-il de nos amours ? Charles Trenet.



MERCI MONSIEUR TRENET !
André Lafargue dans "Le Parisien" No. 13771 du 19 décembre 1988

Trenet tel qu’en lui-même, l’éternité le change … Dans un Châtelet tout neuf, un public enthousiaste a salué l’extraordinaire performance de celui qui fut le fou-chantant.

Dix minutes – montre en main - d’applaudissements, de cris, de battements de pieds d’une salle debout qui en demandait encore. Le triomphe absolu ! J’ai écouté à la fin du spectacle les commentaires des uns et des autres, enregistré les propos des chanteurs – de Nougaro à Moustaki, en passant par Line Renaud et Colette Renard – qui, nombreux étaient venus écouter celui à qui ils doivent tant. J’ai entendu à peu près tous les superlatifs de notre langue mais pas une seule réflexion du style :
"Pour son âge, il est formidable. "

C’est qu’en vérité personne ne s’est avisé qu’il avait soixante-quinze ans !
La voix a gardé sa jeunesse de timbre, la diction est parfaite et le répertoire défie les ans. Pour le reste, Trenet a eu l’intelligence suprême de ne pas chercher à tricher avec son âge et de s’en remettre à l’humour pour compenser sa gestuelle initiale. Son discret jeu de mains, une ébauche de mouvement de jambes suffisent désormais à souligner la drôlerie ou la poésie des textes qu’il détaille avec bonheur et présente avec esprit. Annonce-t-il
La Mer qu’il ajoute comme pour s’excuser : "Ma grand-mère !"
Et il réserve au public de la générale, la surprise d’un rideau qui se lève sur l’orchestre des équipages de la flotte de Toulon. C’est le bis assuré.

En assistant à ce magistral retour parisien de Trenet, je revoyais le jeune fou de génie qui, voilà cinquante ans, révolutionnait le monde de la chanson à l’ABC. Avant lui, tout était figé. D’un coup, il libérait le corps, apportait le rythme, la fantaisie, la vie. Il chantait la joie, la nature, la jeunesse et les petits oiseaux. Il était vraiment le fou chantant avec son chapeau auréolé de cheveux blonds, ses mimiques et ses roulements d’yeux bleus. Nous ignorions alors que son talent allait bien au-delà des apparences. Aujourd’hui nous en prenons conscience. Et nous assistons, heureux, à la rencontre du talent, du métier et… de la jeunesse. Merci, Monsieur Trenet !


RENDEZ-VOUS AVEC LE BONHEUR
Jean Macabies dans ‘’Le Figaro’’ du 20 décembre 1988:

Où était-il ? Que faisait-il ? Parlait-il aux nuages ? Chantait-il aux oiseaux ? Dans quel jardin extraordinaire propulsait-il le petit vélo ailé de ses vagabondages à saute-clocher, à la rencontre de quelque python dépité sous l’œil du diable qui faisait la java ? Et pendant ce temps-là, notre terrestre boule tournait sans lui, monsieur Trenet.

Et puis le revoilà. Surgi de partout et de nulle part. Sans doute passait-il par là comme il passe partout chaque jour, comme chez lui. Œil de porcelaine, joues de bébé supervitaminé, astiqué comme un premier communiant. Bleu de regard, de chemise et de costume. Rouge de boutonnière, aux couleurs de ce Paris chaviré de bonheur qui l’accueille en son Châtelet tout neuf, cinquante ans après ses débuts parisiens en 1938, à l’ABC.

Une rentrée ? Plaisanterie : est-il jamais vraiment parti, même après ses très officiels adieux en 1975 ? La vérité est que le Papy chantant n’a jamais quitté son trône de nuages roses léchés par une mer qui n’en finit pas de danser le long des golfes clairs.

Qui n’a pas en tête son petit Trenet illustré, livre d’or en forme de fourre-tout à rêves, qu’avec émotion on effeuille du bout de la mémoire ? Et il le sait bien, notre jeteur d’illusions, habile à sortir les lapins de son petit chapeau rond. Nullement figé dans la naphtaline ou coulé dans le bronze des déifications officielles, le grand ancêtre, mais pétulant de malice, insolent de facilité, époustouflant de dynamisme contrôlé, plus que jamais vagabond du mot et de la note en liberté.

Pas de mise en scène tapageuse, pas de sonorisation trompeuse, deux pianos et une contrebasse pour tout accompagnement, Charles Trenet va à l’essentiel : ce miracle d’écriture texte-musique dosé aux plus exactes proportions, avec des raffinements d’alchimiste qui dynamite le corset des mots, syncope la musique et brise les harmonies trop sages. Trenet 88 reste rigoureusement dans le sillon tracé à l’aube des années 40, qui ouvrait la voie aux structures modernes de la chanson.


Et dans la même édition du "Figaro", Gérard Marin d’ajouter :


LA SALLE AUSSI A FAIT "BOUM !"

Toutes générations confondues, les fans du Fou chantant lui ont réservé un accueil délirant pour son retour à Paris. Une salle folle pour le retour du Fou chantant. Le soir de la première de ses retrouvailles avec Paris, Trenet a déchaîné les passions comme jamais. Du délire !

A soixante-quinze ans, la voix et le swing intacts, l’œil bleu toujours aussi pétillant, il a terminé son récital sur un véritable raz de marée d’ovations. Vingt minutes de rappels ! Et les deux mille cinq cents spectateurs du Châtelet qui, debout, acclamaient le magicien de la chanson en battant des mains. Et les pieds qui tapaient en mesure. Et ces vedettes du Tout-Paris qui hurlaient leur enthousiasme au diapason de tous les fans anonymes, parmi lesquels beaucoup de jeunes subjugués, sidérés… Miracle sans nom.

Trenet devenu, après un demi-siècle de succès, l’idole de toutes les générations confondues. Trenet "enlevant" une salle en 1988 de façon aussi explosive qu’il fit "Boum" en 1938 à l’ABC, le spectacle valait le déplacement. Des grands noms du showbiz, des lettres, des arts, de la télévision, de la politique aux "enfants du paradis", chacun se sentait le cœur fleur bleue et l’âme d’un poète. Il fallait voir, entre autres, Frédéric Mitterrand en chef d’orchestre des applaudissements de la corbeille ! Dans "La vie qui va" comme elle va ; heureusement qu’il reste Charles l’enchanteur, marchand de bonheur et dispensateur de rêves. Il brille de tout son éclat comme un défi au temps, le feu de paille éternel allumé par le père de
Y a d’la joie et du Jardin extraordinaire. Et ses Jeunes années nous rendent les nôtres.


Et Jean-Pierre Hauttecœur dans "La Croix", de s’enthousiasmer :

Là-haut Nougaro swinguait ses applaudissements, Renaud hurlait de joie uni dans la même ovation de 17 minutes à un Moustaki d’ordinaire plus placide et un Jean Carmet dont l’œil s’embrumait d’émotion…


L’EMPEREUR DE LA CHANSON
"Jours de France" No. 1773 du 24 au 30 décembre 1988.

Charles Trenet célèbre son jubilé et c’est le public qui jubile ! À 75 ans, il offre aux Parisiens le plus des beaux cadeaux de Noël : treize (sic) récitals au théâtre du Châtelet, jusqu’au 31 décembre. Le père de la chanson française répond aux questions de Jours de France.

Jours de France : - Voilà dix ans, vous aviez fait vos adieux à l’Olympia. Avez-vous changé d’avis ?
Charles Trenet : - J’avais effectivement fait mes adieux à ce théâtre, mais pas à Paris. Depuis, j’ai souvent éprouvé l’envie de revenir. Quelques concerts en France – de Bourges à Ramatuelle en passant par Besançon – ou à travers le monde, New York, Londres, Bruxelles, Montréal, mais surtout l’accueil du public, l’an dernier, au théâtre des Champs-Elysées m’ont donné le goût de remonter sur scène. Les spectateurs se sont montrés si enthousiastes que si j’avais été plus jeune, j’aurais sans doute attrapé la grosse tête…

J.D.F. : – Certains vous croyaient mort et enterré. Depuis deux ans, lorsque vous vous produisez quelque part, ce sont les jeunes qui vous ovationnent. Vous attendiez-vous à cela ?
C.T. : – Mon public a sauté une génération. Ce sont les grands-parents qui entraînent leurs petits-enfants à mes spectacles. Cela me rajeunit et me rappelle mes débuts. Une époque où, dans la salle, il n’y avait que des adolescents séduits par le rythme de mes chansons. Ils ont découvert ensuite que les paroles n’étaient pas trop nigaudes…

J.D.F. : – Ceux qui, aujourd’hui, assistent à l’un de vos récitals arrivent avec une idée préconçue : ‘’Vais-je découvrir un vieillard sur scène, ne vais-je pas ternir la merveilleuse image du fou chantant de jadis ?’’ Au bout de deux heures, ils sont ravis et multiplient les rappels. Votre voix n’a pas changé et vous swinguez avec le même enthousiasme. Quel est votre secret ?
C.T. – C’est congénital. J’ai la voix de ma mère. A 40 ans, on l’appelait ‘’mademoiselle’’ lorsque nous faisions le marché ensemble. Elle en était très fière

J.D.F : . – Votre récital se compose de trente succès de jadis. Pas une nouveauté ! N’est-ce pas une solution de facilité ?
C.T. : – Pas du tout. Cela prouve que je demeure aussi fidèle à mes chansons que les spectateurs à mon égard. Ce ‘’rappel à l’ordre’’, comme disait Jean Cocteau, c’est celui que le public attend. Il vient pour entendre les chansons qu’il connaît et qu’il aime. Aux titres que j’interprète depuis deux ans, j’ajouterai sans doute une note de fantaisie supplémentaire avec ‘’A la porte du garage’’. Les autres, les nouvelles, j’en ai des tiroirs pleins et j’enregistrerai, l’an prochain, un nouvel album. Toutefois, à l’inverse d’autres artistes, je ne mettrai pas trois ans mais un mois au plus. Je ne choisirai pas un studio aux Etats-Unis, mais j’espère que mon disque se vendra là-bas !

J.D.F. : – La scène du Châtelet est immense. Pourquoi n’avoir choisi que trois musiciens pour vous accompagner ?
C.T. : – Parce que cela me suffit ! Ils me sont fidèles depuis quinze ans et parfois plus ! Deux pianistes, Christian Rémy et Roger Pouly, ainsi que Pierre Nicolas qui fut pendant vingt-neuf ans le bassiste de Georges Brassens. Pour ‘’La mer’’, j’ai une formation qui remplit tout le plateau…

J.D.F. : – Voilà deux ans, vous avez vendu votre maison de La Varenne. Vous n’avez gardé qu’un pied-à-terre près de Paris et vous vous êtes replié sur vos villas de Narbonne, de Perpignan, d’Aix-en-Provence et d’Antibes. Au fil de votre bon plaisir vous passez de l’un à l’autre. Etes-vous plus heureux sous le soleil ?
C.T. : - Je dois une reconnaissance éternelle à Paris, mais je m’offre le luxe de vivre dans le Midi. Je ne suis vraiment heureux que dans la nature ou devant le public.

J.D.F. : - Vous vivez seul. Vous avez dit un jour que la solitude constituait votre luxe. Le maintenez-vous aujourd’hui ?
C.T. : – Plus que jamais ! Je n’ai ni cour ni flatteurs, mais quelques bons copains. Ne pas être joignable, parfois pendant des semaines, dans une profession où l’on se trouve très entouré, c’est un luxe.

J.D.F. : – Pour 1989, vous prévoyez d’autres récitals en France, au Japon et au Brésil, un nouvel album, et peut-être un autre livre. Votre retraite, ce n’est plus pour demain…
C.T. : – Je ne veux plus faire que ce qui m’amuse : chanter, lire, écrire, peindre, voyager… Je n’ai pas le moindre souci. En revanche, j’en donne peut-être aux autres.


LES PETITES PATRIES DE CHARLES TRENET
"L’Indépendant" du 27 décembre 1988

Inclassable et secret, Charles Trenet. Entre l’Aude et les Pyrénées-Orientales, ses ‘’petites patries’’, il n’a jamais su, jamais voulu, et peut-être jamais pu choisir. A Narbonne, il a conservé la maison de sa mère. A Perpignan, celle de son père.
Il le confirme dans l’entretien qu’il nous a accordé dans son appartement de Nogent-sur-Marne, près de Paris. De même, il se dit Français, quand tant de ses compatriotes ont perdu la fierté de leur nationalité.
Il s’est permis, ces jours-ci, suprême luxe, le risque d’un retour sur scène, au Châtelet. Il y triomphe, il pouvait tout y perdre, sauf évidemment sa légende.

Les Chinois l’attendent cet été pour un spectacle qui sera donné en faveur de la reconstruction de la Grande Muraille de Chine. Il sera également la voix de la France le 14 juillet au Japon. Partout reconnu, partout fêté, le sera-t-il chez lui ? Longtemps, longtemps après que Charles Trenet aura disparu, ses chansons courront-elles dans ses rues, les plus chères, celles de son enfance, celles de Narbonne et de Perpignan ?

L’indépendant : - Comment expliquez-vous votre triomphe actuel au Châtelet ? Vous jouez à guichets fermés !
Charles Trenet : - Peut-être que certains, au cours des dernières années, ont exploité le bon cœur du public en venant se plaindre, pleurnicher. On leur a fait du succès pour les consoler. Moi, je ne viens pas en scène pour me faire consoler, mais au contraire pour donner de la joie de vivre à des gens qui ont peut-être des ennuis.

- Tout le monde a des ennuis.
-Bien sûr, même moi. Mais ce n’est pas mon rôle de venir me plaindre sur scène. Certes, on ne peut pas chanter que des choses joyeuses. Mais le principal, c’est la qualité. Il faut toujours être sincère. Le public a bon cœur. Quand il rit, c’est de bon cœur. Quand il pleure, c’est de tout son cœur, surtout dans les pays latins. Les gens qui se sont fait un genre d’exploiter le bon cœur du public, sont tout étonnés de plaire un petit peu moins.

- Ce succès étonne vos propres admirateurs. Vous êtes resté le même, dit le public. Et comment ne pas être surpris ? On pensait que Charles Trenet, désormais, ce serait des disques, des films, bref déjà du souvenir. Or vous êtes resté formidablement contemporain. Comme vous l’étiez hier. >
- Un poète, c’est avant tout une personne très humaine. Dans la vie, il n’y a pas que des tristesses. Il y a des moments de joie. La tristesse, c’est une attitude des romantiques qui ont un peu exagéré. Quand on a une grande douleur, on est un petit peu mal fichu. On souffre. On n’est pas grand. On est même diminué.

- Poète, peintre, musicien, homme de cinéma. Pourquoi vous êtes-vous recentré sur la chanson ?
- D’abord, il ne faut pas être un touche-à-tout, à moins d’avoir du génie comme Cocteau. Cocteau avait voulu faire de la poésie avec tout. J’ai pour ma part, plus de dispositions à me révéler en public.

- Vous aimez les gens ?
- Je me sens bien avec la foule. Je suis plus à l’aise devant 2.000 personnes que face à quatre ou cinq personnes. Devant 2.000 personnes, je sais ce que je vais dire, puisque je vais chanter. Et je connais un peu mes chansons !

- Est-il vrai que vous avez choqué à vos débuts quand vous avez chanté Verlaine ?
- Les amoureux de Verlaine se sont un peu vexés que l’on mette Verlaine en chanson. Mais j’avais tendu un piège à toutes ces vieilles personnes qui avaient dit qu’il était scandaleux de mettre Verlaine en jazz. Je leur ai dit : puisque vous aimez tellement Verlaine, vous devriez le connaître par cœur. Il écrit : "Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur." Et j’ai dit "bercent mon cœur".

- C’était un piège ?
- Oui. J’ajoute que ce poème est une chanson. Il s’appelle d’ailleurs ‘’Chanson d’automne’’. Ses paroles sont extrêmement modernes. Et je sentais qu’on pouvait danser sur elle.

- Vous laisserez l’image d’un homme qui a aimé la vie. Mais la vie, vous a-t-elle aimé ?
- J’ai eu beaucoup de chance. La principale est d’avoir une bonne santé. Je touche du bois en le disant ! C’est la première condition dans le métier, de paraître en public. Pourtant ma vie a commencé un peu tristement. Mon enfance a été un peu cahotée par le divorce de mes parents. Mais j’ai pris les événements avec philosophie et au fond, je n’ai pas été très malheureux, sauf peut-être pendant mes années de pensionnat à Béziers. J’avais sept ans. C’est dur quand on a sept ans, parce que je venais de Narbonne où j’avais été très heureux à la maison. Tout d’un coup, en pension, je me suis senti abandonné.

- L’étiez-vous effectivement ?
- Non, je voyais mes parents en vacances et puis ça a été un divorce à l’amiable. Je n’ai jamais entendu mon père se disputer avec ma mère.

- Etes-vous davantage audois ou catalan ?
- Je suis né à Narbonne, mais mon père était de Perpignan. Et j’ai été élevé à Perpignan. En fait je suis du Languedoc-Roussillon.

- Aujourd’hui encore, avez-vous une préférence ?
- J’aime beaucoup Perpignan et Narbonne. Ce sont des villes tellement différentes et pourtant si proches l’une de l’autre. Perpignan est tournée vers l’avenir. Narbonne se souvient de son passé. Je ressens un côté plus tragique à Narbonne. Perpignan évoque toujours et d’ailleurs je le chante, "un Castillet tout neuf".

- Vous ajoutez
"Un Canigou". Ne trouvez-vous pas regrettable que le Canigou soit devenu le symbole d’une nourriture pour chien ?
- Oh oui ! D’ailleurs il y a erreur étymologique. Ils ont voulu parler de Canis, le chien, et de goût. Mais le Canigou, cela veut dire en catalan la tête neigeuse. Les erreurs d’étymologie, il y en existe beaucoup. Prenez Collioure. Il est question de Caucolibéris. C’est faux. Collioure, cela veut dire "Col Livre".

- Col et non pas Cot ?
- Col ! Il s’agit du col qui était libre. Il ne faut pas oublier que la tour de Collioure était un phare sous Louis XIII. A ce moment, le V, qui se prononce B, s’écrivait avec U qui se prononçait OU. C’est pourquoi Col Livre a donné Collioure. Il n’y a pas de Caucolibéris. Ce n’est pas vrai. Caucolibéris, cela ne veut rien dire. Il faut dire Collioure et non Col-Liure. Voilà la vérité et d’ailleurs c’est plus joli, donc c’est vrai.

- Revenons à votre maison de Narbonne. L’avez-vous conservée ?
- Bien sûr. Elle est sur une rue, la rue de Nancy qui n’a aucun rapport avec Narbonne.

- Au fait, c’est une rue qui pourrait devenir un jour rue Charles Trenet.
- Il est vrai qu’elle mènerait à ma maison. Car je ne veux pas bouleverser Anatole France qui est l’autre rue sur laquelle est ma maison. Après tout, pourquoi ne pas débaptiser un jour la rue de Nancy qui n’a que dix numéros. Nancy qu’est-ce que ça vient faire à Narbonne. C’est comme à Perpignan. A Perpignan, il y avait la rue de la Poste où habitait Albert Bausil. Maintenant c’est la rue Jeanne d’Arc. Que vient faire Jeanne d’Arc à Perpignan. Quand elle a bouté les Anglais hors de France, Perpignan n’était pas en France.

- Vous êtes ami du président de la République au point d’avoir fait campagne pour lui.
- Avec le président de la République pendant toute la campagne, nous avons dîné tous les soirs ensemble. Oh ! nous n’étions pas en tête à tête. Nous étions quatre ou cinq.

- Mais pourquoi avez-vous décidé de soutenir François Mitterrand ?
- Ils avaient choisi Douce France, ma chanson.

- Au départ, vous étiez donc seulement curieux de voir un bon candidat en campagne.
- Oui. Je voulais l’entendre le premier soir. Et je l’ai suivi tous les soirs !

- Ses tournées électorales devant 30.000 spectateurs ne vous ont-elles pas donné l’envie d’effectuer votre rentrée ?
- J’avais déjà chanté il y a deux ans devant une telle foule. C’était lors d’une fête organisée par le maire de Paris. (N.D.L.A : le 9 juin 1987, pour la Nuit de la Musique, au pied de la tour Eiffel).

- Vous êtes également en bons termes avec le maire de Paris ?
- Il m’a donné la décoration la plus élevée de la capitale. Une décoration dont il m’assure qu’il ne l’attribue pratiquement qu’aux souverains : la plaque du bimillénaire de la ville de Paris. La dernière était décernée à Lech Walesa.

- Revenons dans les Pyrénées-Orientales et plus particulièrement à votre maison de Perpignan.
- C’est la maison de mon père. Un pied-à-terre auquel je tiens beaucoup, situé derrière l’ancien consulat d’Algérie. J’y avais un petit jardin et j’y ai construit une piscine. C’est une maison très agréable en été. J’y passe tous les ans une quinzaine de jours. Pas seulement dans la piscine !

- Où allez-vous également ?
- Je vais beaucoup au Racou, à Argelès. C’est la plage que j’aime par excellence pour nager, parce qu’on n’a pas besoin d’aller loin comme à Narbonne-Plage ou à Canet. A Canet, j’y vais pour marcher. Cette croisette nouvelle est extraordinaire pour marcher.

- Vous aimez la vie. La vie vous a gâté. Etes-vous croyant ?
- Non. J’aimerais. Au fond je crois comme tout le monde. On est bien obligé de croire en quelque chose.


- Mais vous parlez beaucoup de Dieu et du diable dans vos chansons.
- C’est enfantin ça ! Dans ma philosophie, le diable et Dieu sont la même personne. Un jour, j’ai fait peur à ma mère qui était extrêmement pieuse. Finalement, lui ai-je dit, le monde a été créé par le diable, et la bonté de l’homme n’est que l’expression de son remords ! Ça l’a troublée. Mais c’était une boutade !

- Votre destin est tout de même exceptionnel.
- Je connais beaucoup de camarades qui passent leur vie à s’épater, même entre eux. Pour ma part, je me critique parfois mais je ne m’épate jamais. Quand il m’arrive des choses extraordinaires, même des catastrophes, je les trouve naturelles.

- L’extraordinaire vous est naturel ?
- C’est cela. Je suis, comme le disent mes chansons, sur une "route enchantée", dans un "jardin extraordinaire".

(Propos recueillis par Henri Fabre.)


LA PREMIERE SUR EUROPE 1
Le final de la Première, samedi 17 décembre, fut diffusé en direct sur Europe 1 et commenté par Christian Barbier (1*)

Christian Barbier : Nous sommes au théâtre du Châtelet, pour la Première de Charles Trenet qui restera ici jusqu’à la fin de l’année avec onze récitals, avec ce soir une bonne trentaine de chansons.
Charles Trenet au Châtelet – un Châtelet archi comble - c’est un spectacle tout à fait étonnant que vous aurez tout intérêt à voir.
Il vient de chanter Y’a d’la joie. Vous entendez les applaudissements, cela fait dix minutes que ça dure. Normalement Y’a d’la joie est la dernière chanson de son tour, mais ce soir je ne sais pas ce qu’il va se passer ; peut-être va- t-il en chanter une autre ?...

Le voilà qui arrive maintenant... Je le vois à deux mètres de moi. C’est un grand jeune homme qui ne fait pas son âge – 75 ans.

- M. Trenet, merci, merci beaucoup. Je vous le dis tout net, ce fut absolument formidable. Ecoutez-les ! Je ne sais pas si vous avez une recette, M. Trenet, vous avez chanté trente chansons d’ouverture superbe sur cinquante ans de vie tout à fait étonnante.
Charles : Si c’est pour la recette, c’est le directeur du théâtre qui vous le dira (éclats de rire à l’entour) il s’y connaît, parce que moi je n’en ai pas, je n’ai pas de recette. C’est la sympathie du public, tout le naturel, je n’ai rien d’artificiel. J’ai fait ça de bon cœur, très simplement. Voilà.

- En tous les cas ce fut absolument superbe. Pour toutes ces chansons – il y en a eu une trentaine sur cinquante ans – c’est à la fois peu et beaucoup, car des chansons, vous en avez écrit combien … , je crois un peu plus de 800 ?
- Il y en a mille qui sont déclarées à la Société des Auteurs, mais enfin cette année, j’ai voulu faire un choix d’après ce que les gens me demandent de chanter et j’ai chanté beaucoup de chansons connues. Mais j’ai une trentaine de chansons nouvelles que je chanterai peut-être un de ces jours…

- Vous avez raconté tout à l’heure pendant votre tour de chant, une anecdote tout à fait superbe de cette jeune fille qui était venue vous voir…
(Charles, l’interrompant) - Voilà ! alors voilà que les chansons anciennes ont l’air de chansons nouvelles comme si on les entend pour la première fois… Vous savez, moi je n’ai pas fait beaucoup de progrès, c’est le public qui en a fait.

- C’est gentil. Mais je crois qu’il vous réclame, ce public, M. Trenet…

Il va resaluer le public, avant de regagner sa loge. Vous entendez, n’est-ce pas, pas besoin de faire un dessin, un Charles Trenet formidable avec un tour de chant tout à fait extraordinaire avec très peu de chose sur scène : deux pianos à queue, derrière lesquels nous trouvons Roger Pouly et Christian Rémy, les deux pianistes qui l’accompagnent maintenant depuis une quinzaine d’années ; et puis à la contrebasse un monsieur que vous connaissez tous, qui a accompagné pendant fort longtemps Georges Brassens et qui n’est autre que Pierre Nicolas, bien sûr. Vous entendez les applaudissements, peut-être il va nous offrir un bonus. Ecoutez – c’est tellement rare ! ça fait plus de 15 minutes maintenant qu’il a quitté la scène et du premier rang au dernier, jusqu’au pigeonnier comme on dit – tout le monde est debout, tout le monde en réclame. C’est absolument étonnant. Ecoutez-ça !

(On entend les cris, les bravos, les applaudissements frénétiques d’un public en délire).

Charles Trenet est remonté dans sa loge, on va lui laisser le temps de prendre une petite douche, tranquillement, en se promenant, comme il l’a fait tout au long de ce récital, ce qui est tout à fait extraordinaire – et nous le retrouverons très probablement après, dans ce foyer flambant neuf de ce Châtelet tout à fait rénové, où il y a beaucoup, beaucoup de monde – il y a le Tout Paris – et je vais tâcher d’avoir quelques petites réactions à chaud comme ça, de ceux qui ont suivi pendant deux heures ces trente chansons sur un demi-siècle d’histoire et la porte qui est entrebâillée par l’enfant qu’est resté Charles Trenet.

J’ai justement à mes côtés Françoise de Panafieu qui est en quelque sorte la Culture de la Ville de Paris à côté de monsieur le maire, Jacques Chirac. Elle a, avec M. Lissner, mis dans le mille avec Charles Trenet, parce que – ne l’oublions pas – il a débuté en 1938 sur les Grands Boulevards à l’ABC et cinquante ans après, le voici à nouveau au Châtelet, un endroit encore institutionnel de Paris, et avec le tabac que nous avons pu suivre.

Françoise de Panafieu : - Charles Trenet c’est quand même une star tout à fait étonnante qui traverse les générations comme ça allègrement en chantant pendant un demi-siècle et il est toujours là plus que jamais. Il est remarquable de constater qu’une très grande partie du public est extrêmement jeune et ça fait très plaisir. C’est la continuité et cela veut bien dire qu’il est pour tout le monde, pour toutes les générations.
Son récital est un enchantement, c’est vraiment la route enchantée. Et ce qui nous a surpris surtout, c’est cette grande fraîcheur, cette grande gaieté. Et je crois que c’est justement ce qui a frappé tout le monde ce soir, c’est que ça ne datait pas. Ce sont vraiment des chansons qui en 1938 marchaient très bien et qui, aujourd’hui, et vous l’avez vu avec ce public enthousiaste, marchent tout aussi bien si ce n’est mieux encore. Je crois qu’il a gardé cette espèce de fraîcheur, il se balade sur scène, il n’a pas d’âge, Charles Trenet, je veux dire qu’ il a 25 ans apparemment… Quand il chante avec ses mains derrière le dos, on a l’impression d’avoir un enfant devant soi…

Christian : - Bonsoir Monsieur le Ministre, je voudrais simplement avoir quelques mots sur ce spectacle que vous avez vu, j’imagine…
Jack Lang : Eh ben, non, justement, parce que j’étais à la réunion des Restaurants du Cœur ce soir et j’avais promis à Charles Trenet qui est un ami, de venir le retrouver dès que possible. J’ai couru, malheureusement quand je suis arrivé, c’était la fin du spectacle, j’ai vu la foule debout l’acclamant pendant une demi-heure et je suis allé l’embrasser dans sa loge.

- En tous les cas, merci d’avoir été là, Monsieur le Ministre. Mais ce qui est extraordinaire avec Charles Trenet que vous connaissez bien, c’est qu’il a toujours 25 ans et manifestement il est heureux sur une scène. Il a l’œil qui brille, il est pétillant, il s’amuse et il amuse. Il joue avec le mots…
- Il joue avec les notes, avec la joie et il joue avec la vie. C’est la joie de vivre, je crois que c’est sa recette principale : une pure leçon d’optimisme pour nous tous.

- Tout le monde ici attend Charles Trenet. Voilà justement qu’il entre au foyer. Vous entendez les applaudissements, les exclamations. Je vais essayer de m’approcher et de faire attention à ne pas marcher sur les câbles. Il est en train d’embrasser Line Renaud.

Line Renaud, extasiée : "Oh Charles, Charles ! Votre récital est fabuleux ! Fabuleux ! Et dites donc, vous êtes drôlement en forme physiquement ! (A Christian Barbier) Cela me rappelait les souvenirs les plus beaux de notre jeunesse. Ses textes et ses musiques ne sont pas démodés car ils sont rythmés il était le premier à amener le rythme. Aussi chaque chanson est un tableau fait d’humour et de poésie et raconte une petite histoire d’une façon poétique."

Pierre Tchernia, un vieux complice et un amoureux du théâtre : "J’ai passé une soirée merveilleuse. Il n’y a eu qu’un moment très pénible. Ce fut quand la lumière s’est rallumée dans la salle à la fin. Et en entrant au début, je me suis dit : J’ai toute la soirée, et à l’entracte je me dis: J’ai déjà mangé la moitié de mon gâteau, et maintenant il n’y en a plus. Mais tu sais ce qui me bouleverse, c’est bien sûr d’avoir retrouvé tous les moments de ma vie qu’évoquent ses chansons formidables, parce que chacune de ses chansons, c’est une petite histoire. Et songe que pour la représentation de demain ou lundi, s’il veut, il peut ne chanter aucune de ces chansons-là, et chanter Moi j’aime le music-hall, et chanter Les relations mondaines, et chanter Fleur bleue et faire tout un spectacle aussi fort avec d’autres chansons."

Jean Carmet, au comble de l’enthousiasme :
"J’ai eu la chance de le voir il n’y a pas très longtemps à Montréal. C’était un spectacle tout à fait inouï, à la fin il y a eu une demi-heure de rappels de gens debout qui applaudissaient et applaudissaient, les gens avaient des ampoules dans les mains en sortant ; c’était un triomphe que j’ai retrouvé ce soir… Mais je suis encore plus bouleversé maintenant, je trouve qu’il est dans une forme vocale tout à fait extraordinaire. Il a une façon d’éluder les gags visuels, il donne toujours l’impression que le public est inventeur avec lui de la chanson, non pas pour les chansons les plus connues, car les plus connues on les chante en même temps que lui, mais pour celles qu’on ne connaissait pas, on a l’impression de les inventer en même temps que lui, tellement le mot est agile que tu le reçois avec une rapidité fabuleuse. J’ai rarement assisté à une soirée aussi fraternelle. Il y a une telle simplicité aussi dans cette façon d’amener les gags et la complicité avec le public ; il a une légèreté, une part de comédie superbes."

Jean-Louis Jaubert, le leader des Compagnons de la Chanson :
"J’ai eu les larmes aux yeux une dizaine de fois pendant le spectacle, parce que d’abord que de souvenirs ! Charles nous avait écrit une demi-douzaine de chansons dont Mes jeunes années que nous avons créée et qu’il a terminée sur une nappe de bistro à Montréal un soir à trois heures du matin, et ensuite chaque chanson de Charles est une période de la vie de chacun. Et quelle leçon, parce qu’aujourd’hui on s’aperçoit que des chansons qu’on a l’occasion d’entendre, n’ont pas tout à fait la même valeur que celles qu’on a entendues ce soir. Je m’excuse auprès des interprètes d’aujourd’hui, mais c’est une belle leçon, on a récupéré les vrais petits chefs d’œuvre d’autrefois. Je lui ai dit mon émotion et il a été content. Et comme surprise de Noël, il va reprendre Mes jeunes années avec les Petits Chanteurs à la Croix de Bois - c’est un bel hommage."

Christian : Je rappelle que Charles Trenet est ici au Châtelet jusqu’à la fin de l’année – je sais bien que c’est plein, mais jouez des coudes – ne manquez pas ce spectacle, car c’est quelque chose de tout à fait superbe. Et bravo à Monsieur Trenet – il y a toujours d’la joie !


LE COMMENTAIRE DE PIERRE BOUTEILLER SUR FRANCE INTER

"Sans Charles Trenet, nous serions tous des comptables". C’est Jacques Brel qui rendait cet hommage lucide à celui qui triomphe tous les soirs sur la scène du Châtelet, comme d’ailleurs il triomphe depuis plus d’un demi-siècle.

Son premier disque, c’était un 78 tours à l’époque, sorti avec deux titres en 1937 :
Fleur bleue et Je chante.
Cinquante et un ans après, c’est avec
Je chante qu’il revient en scène.

Charles Trenet en scène, mais c’est tout simple : un seul micro, le sien, deux pianos non sonorisés, une contrebasse acoustique, pas de rayons laser, pas de fumigène, pas de matraquage sonore. Il y a là un miracle – un mystère Trenet que Jean Cocteau avait bien défini parce qu’il disait :
‘’C’est un feu de paille qui dure’’.
Effectivement il éternise un feu de joie depuis les années 30 parce qu’on l’a baptisé le fou chantant. Trenet est toujours aussi fou et il chante toujours et rien ne permet de penser qu’un jour il deviendra un sage ne chantant plus.

Le revoilà donc à nouveau en scène tel qu’en lui-même, costume bleu, l’œillet à la boutonnière et le chapeau emblématique à portée de la main, il fait défiler pour les Parisiens de 1988 tout un cortège de poètes, de vagabonds, de gendarmes, de cocus, de musiciens en famille, de rois en cire, de fantômes espiègles, de diables-compositeur et de revenants chroniques, revenants comme Trenet lui-même, puisqu’il revient toujours bien qu’il ne soit jamais parti.
D’ailleurs pas fou, il commence son récital par
Revoir Paris, chanson fétiche qui lui a assuré une ovation dès le début, après quoi une trentaine de chansons – deux heures de récital, qui passent comme deux minutes et une sorte d’euphorie gagnant le public sortant du Châtelet, une chanson aux lèvres et des ailes aux pieds.

A une époque où l’on est toujours à la recherche du consensus, je ne vois que Charles Trenet pour parvenir à réunir les Français. Lui seul peut être l’homme du consensus réconciliant la droite et la gauche, les petits et les grands, les riches et les pauvres, les Parisiens et les provinciaux, c’est bien simple.

Mise à part l’Académie Française qui avait refusé de l’accueillir, je ne vois que d’y ce rang décerné à celui qui reste le père de toute la chanson française.
Je n’ai qu’à ouvrir la presse au hasard ; je cite :
« Ses chansons ont acquis le droit de l’éternité » proclame Anne-Marie Paquotte dans ‘’Télérama’’ ; « Le bon Dieu fait bien les choses en nous gardant Charles Trenet aussi fringant qu’à ses débuts à l’ABC » - Michel Boué dans ‘’L’Humanité’’ ; « La chanson française doit tout à Trenet » - Claude Fléouter dans ‘’Le Monde’’.

Car Trenet est incontournable comme on dit maintenant.





Le 31 décembre 1988, soir de la dernière au Châtelet, Charles apparaît dans le JT d’Antenne 2 :

- Charles Trenet, vous semblez très heureux ce soir !
- Oui, tous les soirs. Tous les soirs c’est la fête ici…

- Ce soir, c’est la fin… A propos de fin, celle de 1988 approche. Que nous souhaitez-vous pour l’année nouvelle ?
- Pour tout le monde, mon Dieu, qu’est-ce que je souhaite… Eh bien, je souhaite qu’ils aient beaucoup d’amour, parce que l’amour ça crée la vie et puis la vie, ça redonne l’amour. Voilà, c’est le cycle !





(1*) Christian Barbier, né à Marseille en 1939, fut animateur à Europe 1 de 1967 à 1998.


LIRE PROCHAINEMENT :
1989, UN PUNCH D'ENFER
CHARLES AU PALAIS DES CONGRES A PARIS




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