par Elisabeth Duncker
En janvier 1927, le "Coq Catalan" dans son numéro 5, "Nos artistes", renseigne la présence de trois toiles rutilantes de joie, de fougue et de lumière, attirant les regards et retenant l’attention à la vitrine de Parès-Tailor.
"Elles sont signées Charles Trenet, le plus jeune fils de notre ami Lucien Trenet, notaire à Perpignan. Nous adressons nos compliments affectueusement charmés au jeune artiste qui n’a pas encore quatorze ans et qui témoigne de dons exceptionnels et d’un tempérament remarquablement affirmé."
Le 28 mai 1927, dans son numéro 22, le "Coq Catalan" fait mention d’une nouvelle exposition de quelques-unes des peintures et aquarelles du jeune artiste à la devanture de Parès.
LE PETIT PEINTRE AUX MOLLETS NUS
L’exposition Charles Trenet
Le Coq Catalan No. 48 du 26 novembre 1927
A la vitrine de Campistro, place Laborie. Des coins d’océan et de forêt, des sous-bois et des marines d’Arcachon, vus par des yeux d’enfant mais exprimés avec une fougue, une sincérité, une richesse de tons, une luminosité radieuse qui dénotent le tempérament véritable, la sensibilité la plus rare et la plus curieuse …
Il ne faut pas trop louer les jeunes. Charles Trenet n’a pas quinze ans. Lui dire qu’il n’a plus rien à apprendre, qu’il est en possession de ses moyens définitifs serait lui rendre un mauvais service et manquer à la vérité. Mais tel qu’il est, il mérite mieux que la banalité des encouragements de complaisance. Pour nous, qui suivons depuis si longtemps, avec plus de
résignation que de surprise, l’éclosion des aspirations roussillonnaises, c’est une joie de voir se lever devant la splendeur de nos paysages une volonté aussi richement douée, une émotion visuelle de ce charme et de cette qualité.
Evidemment, c’est jeune. Ça n’a pas le respect absolu du classicisme et des traditions d’école. Le petit peintre aux mollets nus ne voit pas la nature comme un joli chromo vert et rose susceptible de provoquer l’extase roucoulante des professeurs sur éventail. Mais cette indiscipline un peu insolente n’est pas le moindre charme de sa personnalité. Or, avoir une personnalité à cet âge, c’est déjà mieux que d’avoir du talent et les palmes académiques.
Lloansi se réserve le plaisir de donner son opinion sur les toiles de Charles Trenet. "Le Coq" d’aujourd’hui est heureux de lui décerner une mention plus qu’honorable et d’inscrire son nom sur le palmarès amical, parmi ceux que nous suivons avec le plus franc intérêt et le plus affectueux contentement."
Dans "Le Coq" No. 9 du 3 mars 1928, un article de Cyprien Lloansi : "Une toile de Charles Trenet", se situant dans le prolongement du précédent commentaire.
PAYSAGES DE MEMOIRE
Au début de l’année 1930, Charles tient chez Campistro une nouvelle exposition de ses toiles et aquarelles : paysages montagnards et sévères du Capoir, matinées cerdanes de Mont-Louis ou Font Romeu ; mer rayonnante dans la simplicité de la plage et de deux cabanes à Argelès ; Collioure ; le Racou.
Ce goût de la peinture ne le quittera pas de sitôt. Non seulement il aimera s’acheter des tableaux de Vlaminck , Dufy, Chirico, Forain ou Utrillo, dont il orne les murs de sa propriété de La Varenne, mais lui-même n’abandonnera pas les pinceaux qu’il reprend chaque fois que l’occasion s’en présente. En 1945, il donne à Paris, à la Galerie Delpierre , rue de la Boétie, une exposition intitulée : "Paysages de mémoire". Ce sont des sites méditerranéens, des coins de Provence, terres brûlées de soleil, golfes bleus, collines hérissées de cyprès sombres.
Quelques critiques loueront le lyrisme du peintre, d’autres estimeront qu’il manque de maturité, ce qui ne gâtera en rien sa joie de s’adonner à cet art dont il avait naguère voulu faire son métier.
Il aura la bonne surprise de vendre quelques toiles et remportera les autres chez lui où il les accrochera sans fausse bravade ni vanité, simplement parce qu’elles lui plaisent, à côté de maîtres consacrés.
ANECDOTE
Charles raconte qu’une dame visitant cette exposition s’extasia : "Ah! monsieur Trenet, j’aime beaucoup les peintures de vos Moires !"
Un jour d’été 1952 un ami le conduit au Vésinet, où demeure son peintre préféré Maurice Utrillo.
Reçu en toute simplicité, Charles a visité la maison, les deux ateliers et pendant de longues minutes il s’attarde à regarder le peintre penché sur son chevalet.
A la demande de Lucie Valore , Charles lui chante une de ses dernières créations L’âme des poètes.
FONS-GODAIL
Lorsque, en 1923 Charles arrive à Perpignan, bien souvent il s’en va rêvassant ou s’efforçant de fixer sur la toile les coins des jardins de Saint-Jacques, si beaux au printemps avec leur horizon de pêchers fleuris. De cette époque, il nous a laissé le souvenir dans un article qu’il écrivit dans le "Coq Catalan" No. 20 du 14 mai 1932, en hommage au peintre Fons-Godail :
J’ai une confession à faire. L’aquarelle qui est accrochée au-dessus du piano chez moi, et qu’on croit de moi, est en réalité de Fons Godail.
Voici les faits. Un séduisant crépuscule. Je suis seul dans les jardins de Saint-Jacques. Je peins mal une aquarelle sale.
Soudain débouche d’un sentier l’artiste. Il sourit parce que nous nous connaissons et qu’on se sourit quand on se rencontre dans la campagne, surtout quand on est peintre et qu’on aime les jardins au crépuscule.
Fons approche, encombré de boîtes, d’un pliant et d’un chevalet de son invention, de stabilité à toute épreuve (ne suspend-il pas un sac de pierres entre les trois pieds ?).
Fons regarde mon aquarelle. Il lit mes douze ans dans le dessin gauche, les couleurs tragiques, la palette malpropre.
Il s’installe près de moi:
- Prête-moi ton album, tu vas voir.
Je lui tends le papier. Il campe un pin parasol, une métairie, une tache verte : salade, artichauts. Une autre tache verte renforcée de rouge brun qu’il aime tant : cyprès, balustrades. Un ciel presque blanc, sans oiseaux, sans nuages.
Fons-Godail me rend mon bloc. Je n’ai plus qu’à constater le miracle.
Le soir, à la maison, on disait que j’avais beaucoup de talent. J’avais honte.
Depuis, j’ai rencontré souvent Fons-Godail dans les jardins. Nous escaladions les bois d’oliviers sur les petites collines de la route de Canet, et là nous plantions nos chevalets.
C’était frais, cet air et ce vent de la mer. Fons restait là des heures, patient. Souvent un courant d’air emportait ma toile. Je la voyais rouler au pied de la colline, où je la retrouvais pleine de poussière. Fons riait. De près, la fumée de sa pipe tachait le ciel et la tour Saint-Jacques.
Le souvenir de ce vieil artiste lui inspira une chanson consacrée à ce peintre qui eut une certaine célébrité dans le Roussillon, une sorte de Renoir catalan.
J’étais enfant ,
Il était vieux,
Mais si charmant
Et si joyeux
Quand nous allions souvent tous deux
Au jardin de Saint-Jacques.
Nous allions peindre n’importe quoi
Et voir s’éteindre en haut des toits
Un gros soleil contant, ma foi ,
D’être en vacances de Pâques.
Mais aujourd’hui, le même soleil
Fixé par lui, toujours pareil
Toujours en vie
Comme un vitrail
Qui resplendit
Quel beau travail
Change Paris
Et sa grisaille
En un grand Fons-Godail.
(Editions Raoul Breton - 1972)
© - 2014 - ALVOS FILMS
Le site internet www.charles-trenet.net est la propriété d'Alvos Films représenté par Dominic Daussaint. Cet article et tous ceux qui y figurent appartiennent à leurs auteurs respectifs. Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, toute exploitation (représentation ou reproduction) de tout ou partie du site internet est strictement interdite sauf autorisation expresse et préalable
d'Alvos Films - Dominic Daussaint
|