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LA PANTHERE de Benno Vigny
le 17 Juil 2015 - 12:07
Charles et la littérature par Vincent Lisita

Beau-père de Charles Trenet, Benno Vigny, de son vrai nom Benoît Philippe Weinfeld (Commercy 1889 – Munich, 1965), est connu comme scénariste et réalisateur, mais il est également auteur et illustrateur.

On lui doit Leurs « Silhouettes », un ensemble de douze cartes postales satiriques consacré aux protagonistes de la Grande Guerre (1914). En 1927, il publie à Berlin les romans Amy Jolly : die frau aus Marrakesch (que Joseph von Sternberg adapte au cinéma sous le titre Morocco en 1930) et Nell John. Il est à la fois auteur et illustrateur de Mesure pour mesure (1944). Enfin, il illustre plusieurs ouvrages : Sigma de Paul Duplessis de Pouzilhac (1922), La Maison du Chat-qui-pelote, nouvelle extraite de Scènes de la vie privée d'Honoré de Balzac (1945), Terre des hommes d'Antoine de Saint-Exupéry (1946) puis Colas Breugnon de Romain Rolland (1947).

Il publie La Panthère à la fin de l'année 1925, dans le numéro 26 de Septimanie — une revue d'art et de littérature créée par Paul Duplessis de Pouzilhac et publiée à Narbonne de 1923 jusqu'à 1940 —, qu'il agrémente d'un bois gravé.







La Panthère
par Benno Vigny


Lorsqu'il eut terminé son récit, sans qu'aucune émotion fût perceptible dans sa belle voix chaude, Oreste Sant'Anna s'adossa nonchalamment à la grande cheminée du salon, et un mince sourire retroussa les coins de sa bouche, sous la minuscule moustache en brosse...

Les hommes s'étaient renfrognés. Leurs regards de biais, leurs molles manifestations, tout, jusqu'à leurs pieds battant rageusement la mesure sur le tapis, protestait contre le succès de l'intrus. Et, en vérité, la faconde de cet Italien authentiquement racé, de ce condottiered'une bravoure indiscutée, dont les grands quotidiens racontaient avec emphase l'incroyable épopée à travers l'Ouganda, blessait jusqu'aux moelles l'imposante nullité de leurs ventres pacifiques. Ah ! s'il eût été bègue, ou mal vêtu, ou seulement un peu chauve ! Mais l'animal était mince, parlait comme un livre, — et un beau livre ! — portait l'habit comme Fouquières[1], et maniait, de ses mains pâles, une toison drue et lustrée !

Ce qui les exaspérait, surtout, c'était l'attitude des femmes. Elles ronronnaient. Nuques ployées sous la terreur délicieuse du récit, paupières noyées, lèvres entrouvertes et narines dilatées, leurs épaules frissonnaient sous le joug séculaire du mâle victorieux ! À travers la mort tragique de la pauvre Kourouma-Yoro, jetée au lion par le jaloux Wassangué, à travers les vapeurs sanglantes qui s'élevaient de la lointaine terre barbare, elles subissaient la loi de l'homme en habit, qui avait vécu tout cela...

Un petit rire narquois rompit l'envoûtement. Toutes les têtes se tournèrent pour reconnaître le personnage, sur qui n'opérait point le charme de l'épouvante savamment dosée.

Douillettement enfoui dans le capiton d'un vaste fauteuil à roulettes, d'où émergeait son joli crâne rose, auréolé de rares volutes blanches, M. de Fontfroide[2] promenait sur l'assistance un œil malicieux. Derrière lui, roide et solennel, un immense laquais à tête de marguillier, appuyait au dossier du fauteuil ses battoirs impeccablement gantés.

La voix chaude de Sant'Anna couvrit les protestations des femmes, le ricanement haineux des hommes :
— Monsieur de Fontfroide, j'en suis sûr, doit en avoir vu bien d'autres !

Un murmure satisfait accueillit la boutade. Ironique, la minuscule baronne d'Axelrad, née princesse Taguarine, sorte de diablotin ébouriffé et demi-nu, se pencha sur le vieillard et glapit à tue-tête :
— Donc, déjà, marquis ! Qu'est-ce qui vous a fait le plus d'impression, dans la vie vôtre ? Cora Pearl [3] ou la mort de Charles X ?

L'ancêtre, très gravement, répondit :
— Une panthère, madame ! Quand Elle m'apparut, jaillie devant moi d'un bond souple, la queue battant ses flancs, les mâchoires apocalyptiques luisant sous les babines retroussées, avec, dans ses larges yeux verts, le reflet sanglant du soleil couchant – je vous le jure ! – il n'y eut plus qu'Elle et moi au monde ! Glacé d'horreur, cloué sur place, j'assistai à une sorte de dissolution lente de tout mon être ; un vertige noya en moi toute idée lucide, et, des talons à la nuque, une douleur intolérable, aiguë, grandit à m'en faire crier ! Et Elle, la Bête, ne remuait pas ramassée sur ses pattes, sans un frisson sur sa belle fourrure ocellée, elle tendait vers moi son mufle somnolant, sûre du magnétisme de ses prunelles irradiées, consciente de l'efficacité de sa détente, et, sans doute, amusée par ma détresse d'homme. J'étais perdu ! Car, venu en promenade, j'étais sans arme. Les larmes m'en vinrent aux yeux, et mon cerveau s'enfuma de choses pusillanimes. Avec une précision extraordinaire, grotesque en un moment pareil, j'évoquai mes souvenirs de potache, mes longues rêveries sur les traités zoologiques, les haletantes aventures de chasse, le char de Marc-Antoine, traîné par cinq panthères enchaînées, fustigées comme des femmes conquises... Puis, je me révoltai : j'étais jeune, mes poings étaient de fer et mes jarrets d'acier. Ah ! La Bête se tassait, rasant le sol de son poitrail, les pattes de derrière ramassées pour bondir, les yeux ne laissant plus filtrer qu'un mince rai phosphorescent... Mon cœur, maintenant, battait dans ma gorge ! Toute puissance de réflexion s'était abolie en moi : Elle bondirait... et, prenant du souffle, arc-bouté sur mes jambes écartées, je recevrais le choc, je supporterais les griffures éperdues de la brute agonisante, étouffée entre mes bras raidis, sous l'étreinte désespérée de mes mains nouées à son cou... Mais, qu'était-ce donc ? La Bête, subitement, se releva, s'étira paresseusement ; les yeux verts reparurent, larges globes opalins striés de rouge, emplis d'une tristesse quasi-humaine. Un long bâillement s'exhala, pareil à un sanglot. Sans plus s'occuper de ma présence, la panthère alla se coucher en boule, le mufle sur ses pattes, lointaine comme une idole...

M. de Fontfroide se tut, fit un geste qui mettait comme un point final à son histoire et ramena frileusement la couverture ouatée sur ses jambes emmaillotées. Il y eut un temps, puis, dans le silence respectueux qui planait, la voix d'Oreste Sant'Anna s'éleva, déférente et railleuse :
— C'est tout, monsieur ?
— Non, monsieur ! car le Jardin des Plantes fermant ses grilles au crépuscule, un gardien, sans politesse excessive, m'invita à me retirer !

II dit. Et, promenant à nouveau, sur l'assistance sidérée, son petit œil malin d'éléphant qui en a fait une bien bonne, M. de Fontfroide ordonna au marguillier impassible de rouler son fauteuil plus près de l'âtre qui rougeoyait.


Narbonne, novembre 1925.


[1]- André de Fouquières (1874-1959), homme de lettres et partisan de la restauration de la monarchie, est connu pour son importante vie mondaine.

[2]- Le nom de ce protagoniste évoque l'abbaye Sainte-Marie de Fontfroide, proche de Narbonne.

[3]- Cora Pearl (1835-1886) est demi-mondaine du Second Empire.





NOTE : Vincent Lisita, qui nous a fait parvenir cet article est également l'auteur de Trenet méconnu , aux Échappés. Cet ouvrage apporte des aspects moins connus de la vie de Charles Trenet et propose plusieurs photographies jusque là inédites. A recommander !





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