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par Jacques Canetti
Jacques Canetti (1909 – 1997), impresario et «découvreur de vedettes», spécialiste de l'«auteur-compositeur-interprète», débute sa carrière comme directeur artistique chez la maison de disques Polydor. Il organise des émissions de jazz-hot sur le Poste Parisien.
En mai 1935, Marcel Bleustein-Blanchet (1906 – 1996), directeur de Publicis, rachète Radio LL et obtient une concession publicitaire pour cette station qui devient Radio-Cité, où Jacques Canetti devient le responsable des programmes. Il y crée les réclames chantées et les émissions parrainées de grandes marques. Le cruel «crochet radiophonique» Monsavon obtient un grand succès. «Le Micro de la Redoute» et «Le Music-hall des Jeunes» réuniront les plus grandes vedettes de l'époque.
Son émission «Le Music-Hall des Jeunes» où il fait voter les auditeurs, constitue un banc d'essai pour de jeunes artistes professionnels, cinq par semaine. La demande est dix fois plus forte. Canetti se rend compte des services qu'ils peuvent rendre à des inconnus pleins de talent et même à la profession toute entière, tant il est difficile de se créer ne fût-ce qu'une petite célébrité. Radio-Cité ouvre des portes aux meilleurs. Il contribue à faire connaître Lucienne Delyle, Edith Piaf et Charles Trenet.
L'extraordinaire Charles Trenet
Extrait du livre de Jacques Canetti « On cherche jeune homme aimant la musique » - Calmann-Lévy – 1978.
Trenet, je l'ai d'abord connu comme un des duettistes de « Charles et Johnny », Johnny Hess tenant le piano. Ils écrivaient et composaient avec une aisance magnifique des slogans publicitaires pour Publicis. Marcel Bleustein les avait immédiatement engagés. Leur inspiration était aussi inépuisable que leurs besoins d'argent. La fantaisie débridée et souvent surréaliste de Trenet sur des thèmes très modernes, et les rythmes inspirés du jazz chez Johnny Hess, tout cela était très en avance sur les chansons de cette période.
Emile Stern, pianiste hors pair et excellent ami, me conseilla vivement d'écouter Trenet chanter seul certaines de ses propres chansons. Je lui demandai de l'amener. L'audition fut merveilleuse et je la considère presque comme historique. J'ai bouleversé l'ordre de mon émission du lendemain pour que Trenet y prît part. Je le trouvais si percutant, si parfait, que je ne pouvais attendre.
Il y chanta Y a d'la joie . C'était nouveau, poétique, rythmé, explosif, inédit. Il est arrivé avec son chapeau sur ses cheveux un peu roux et ondulés, mince, le sourire aux lèvres. Déjà il avait son inoubliable silhouette et son œillet. Bien qu'il fît son service à Saint-Cyr-l'Ecole, je le convoquai immédiatement pour le programme du lendemain au « Music-Hall des Jeunes », ce qu'il accepta sans hésitation.
Les textes de Trenet n'avaient rien à voir avec le type de chansons que l'on avait faites avant lui. D'ailleurs à cette époque on connaissait très peu d'auteurs-compositeurs-interprètes du genre de ceux d'aujourd'hui. Sauf Mireille, bien sûr, sauf aussi Jean Tranchant dont la popularité était suffisante pour qu'il fût pendant plusieurs saisons le présentateur du « Music-Hall des Jeunes ». En l'occurrence ce fut lui qui présenta Charles Trenet le fameux soir où il fit ses débuts. C'était dans la salle du théâtre des Ambassadeurs.
On accorde aujourd'hui aux textes de Trenet une valeur d'avant-garde, commettant ainsi une certaine injustice envers Mireille et Jean Nohain qui furent les vrais précurseurs de Trenet. Quant au texte de Y a d'la joie , il semblait d'une telle originalité, d'un tel insolite, d'une telle poésie, un crescendo , qu'il apparaissait déjà comme un vrai bouquet de feu d'artifice ! Force fabuleuse que son auteur déployait avec une spontanéité irrésistible !
Or Trenet, avec sa simplicité, était peu conscient de ce qu'il apportait de révolutionnaire dans la chanson. C'était un nouveau souffle qui passait.
Ce jour-là, il y eut les cinq candidats habituels. Mistinguett devait présider et, selon le rite immuable, se faire prier pour chanter à la fin de l'émission. Tout le monde était là, sauf Trenet !
On s'inquiète. Ce n'est pas possible il ne va pas nous faire faux bond ! A 19h15, Stern arrive avec une mauvaise nouvelle Trenet est consigné à la caserne pour un ne sait quel manquement à la discipline.
J'appelle le colonel pour qu'il laisse sortir le soldat Trenet. Il accepte parce que c'est Radio-Cité… Mais Trenet viendra sous la surveillance de deux soldats car il est aux arrêts et doit réintégrer sa cellule après l'émission. Je m'en porte garant.
Trenet arrive enfin, juste à temps. Il a son costume bleu électrique, sa cravate blanche, sa chemise foncée et son chapeau beige légèrement incliné en arrière. Il est très décontracté. Je l'ai, suite à son retard, placé en fin de programme.
L'émission démarre bien. La sélection est bonne. C'est au tour de Trenet, que Tranchant présente : « Vous connaissez Charles et Johnny ? Voici Charles sans Johnny, voici Charles Trenet ! »
Et Charles entame Y a d'la joie.
Ce n'est pas un succès, c'est un triomphe… La salle est debout, la salle délire, la salle trépigne, se bouscule, hurle, pendant que Trenet salue en clignant de l'œil et en se dandinant.
J'ai alors senti qu'il se passait quelque chose, de différent, de jamais vu, qu'il n'allait pas falloir contrarier la volonté du public. C'est ce qui m'a fait courir vers la loge de Mistinguett. Elle prit les devants et me dit, très excitée « Il est excellent, votre garçon, il est très bien et très moderne. Moi, je ne pourrai pas chanter après lui ! » Ouf ! elle exprimait mon propre souhait. Et comme elle avait raison !
Je retourne aussitôt sur scène et crie à Trenet que la salle réclame frénétiquement « Allez-y, il faut rechanter. »
Jamais un tel événement ne s'était produit dans une émission de Radio-Cité et jamais il n'eut lieu de nouveau.
Inoubliable, merveilleuse soirée que mes souvenirs me font parfois revivre avec une intensité qui m'émeut…
Le lendemain Mistinguett parlait à Mitty Goldin qui engagea Trenet à l'ABC. Il le programma en numéro deux de première partie, puisque le grand public ne connaissait pas encore ce chanteur. Goldin était à cheval sur la tradition il fallait gravir progressivement les échelons du succès. Il payait des cachets misérables, mais il savait qu'être à l'ABC pouvait ouvrir le chemin de la gloire et il en profitait.
Les débuts se passaient en matinée, le jeudi. Or, à peine Trenet était-il entré à l'ABC que je reçus avant la soirée un coup de téléphone « Venez, quelque chose ne va pas. Personne ne veut passer après Trenet. » En effet, son succès était tel qu'il empêchait la représentation de se poursuivre ! Le même soir, Goldin accepta, mais avec une humeur massacrante, de faire passer Trenet en fin de première partie, c'est-à-dire avant Lys Gauty, vedette du spectacle. Et le lendemain, Lys Gauty, habilement conseillée par son mari Gaston Groener, exigea de passer avant Trenet qui se trouvait ainsi en deuxième partie, c'est-à-dire en vedette du programme.
Ainsi l'ascension de Trenet fut-elle fulgurante. Ce qui ne l'empêcha pas de rester fidèle à Radio-Cité aussi longtemps que ce poste exista.
* * *
Dans son livre « LE GRAND ECHIQUIER » (Editions du Chêne – 1983) Jacques Chancel écrivit notamment :
De Montmartre où il fut pauvre à l'Arc de triomphe qui lui fait un chapeau… C'est tout l'itinéraire de Marcel Bleustein-Blanchet qui dans une vie de démesure remarquablement ordonnée s'est essayé aux genres nouveaux imposés par le siècle la radio, la publicité, le mécénat. Une lecture d'Ibsen devait lui ouvrir la porte qu'il préfère aujourd'hui à toutes les autres « La vocation est un torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contraindre. Ce torrent se donnera toujours un passage vers l'océan ».
La Fondation de la Vocation, créée le 15 mars 1960, est née de cette phrase qui m'a rapproché de lui. Et depuis, six cents filles et garçons sont devenus ses lauréats et ils témoignent de l'importance de la Fondation qui est l'indispensable maillon d'une vaste chaîne de solidarité. Cette Fondation reçoit chaque année près de 5.000 candidatures pour 20 Prix de la Vocation.
© - 2017 - ALVOS FILMS
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