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Dans la plaquette publiée par les Editions Salabert, qui édita Trenet de 1932 à 1945, Jean-Claude Hemmerlin se livre à un exercice amusant : comparer Trenet à Flaubert. Voici quelques extraits de ce beau texte écrit à l'occasion des 80 ans de Charles :
"En France et dans le monde, il y a deux régions bien distinctes (et qui pourtant parfois se condondent) : celle du désenchantement et celle de la joie.
Celle du désenchantement, un écrivain "réaliste" du XIXe siècle, mais qui a su voir beaucoup plus loin que son temps, l'a exploré mieux que personne avec tout bagage un style unique, un scalpel à disséquer les âmes, et un sens aigu de la dérision ; ce génie qui n'aimait pas la vie, du moins la vie de son époque, et qui se réfugiait dans l'imaginaire comme les personnages de ses romans, c'est Flaubert. Celle de la joie, elle, une autre espèce de génie l'a fait visiter à une foule d'humains ; ce guide qui, par la magie d'un verbe vif, limpide et tendre, a changé la face de la chanson française jusqu'ici figée par l'abus de sanglots, de rires et de sirop, c'est Charles Trenet.
Flaubert-Trenet, pourquoi ce rapprochement alors que tout semble séparer ces deux hommes ? (...) Quelle différence, en effet, entre le ton sans illusion des "Mémoires d'un fou", oeuvre autobiographique et de jeunesse de Flaubert et la jubilante tonalité du surnom également de jeunesse, d'inaltérable jeunesse (...) de Trenet : le Fou Chantant !
Quelle différence aussi entre celui qui rend compte "objectivement" de la stupidité et de la bassesse de ses congénères et celui qui s'en moque malicieusement comme dans "L'héritage infernal", entre celui qui montre l'inévitable fiasco de ces rêveries romantiques encombrées de vain sentimentalisme et celui qui constate sans amertume : "Que reste-t-il de nos amours ?" !
Si Flaubert a l'avantage (...) de la misanthropie et du désespoir sur Trenet qui recherche la plupart du temps l'issue heureuse et va même, dans "Je chante", jusqu'à rendre la mort attrayante (on est aux antipodes de l'agonie peu idéalisée d'Emma Bovary), le chanteur a, pour sa part, l'art de ne pas se plaindre de l'humanité et de proposer à qui veut bien l'entendre : rêve, humour, rythme, bref l'énergie vitale, et ce, mieux qu'à bon marché, gracieusement. Question de tempérament... ou alors vivante preuve de la théorie des climats : Trenet est du midi, tandis que Flaubert sent sa Normandie. D'ailleurs, si on les unissait, ce mariage du beau temps et du ciel chargé finirait comme toujours en France par une chanson... de Charles Trenet, bien sûr, en l'occurrence : "Le soleil a des rayons de pluie"...
"Je n'ai pas aimé ma mère,
Je n'ai pas aimé mon sort,
Je n'ai pas aimé la guerre,
Je n'ai pas aimé la mort"
Ces phrases négatives et à la première personne, extraites de "La folle complainte", chanson particulièrement lucide malgré son titre, étonnent par leur accent de vérité et font présager un Trenet caché. Un indice supplémentaire est fourni par une réflexion du Fou Chantant : "Quand j'écris une chanson, c'est souvent pour oublier ce monde extérieur qui n'est pas tellement beau", ce qui expliquerait son optimlsme exacerbé (...). Trenet aurait donc autant que son public (sinon plus) besoin de l'exceptionnel contrepoison à la réalité contenu dans ses chansons.
Comme l'auteur de "L'éducation sentimentale" déchiré entre ses penchants naturels au lyrisme et à l'effusion et ses tendances non moins naturelles à l'observation désabusée, ou encore se devinant sous son mâle aspect d'une grande féminité, Trenet a sûrement ses contradictions et ses zones d'ombre. Contrairement à Flaubert cependant qui a fui les hommes et vécu en ermite, Trenet s'est exhibé en pleine lumière. Mais se montrer ne signifie pas forcément tout montrer ou tout dire. Quoiqu'il en soit, tout en restant hors normes, Charles Trenet fait l'unanimité. A une époque aussi conventionnelle et robotisée que la nôtre, voilà qui le rend encore plus réjouissant !
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