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par Bernard revel
Vous avez aimé la 1ère partie des extraits du dernier livre ("LA FOLLE JEUNESSE DE CHARLES TRENET") de notre membre Bernard Revel qui nous relate les relations entre le jeune Charles et le poète Albert Bausil. Aujourd'hui, l'écrivain nous propose la suite de son récit. Nous avions laissé le petit Charles à Berlin, où il avait rejoint sa mère. Le voici de retour dans sa province natale...
Dans le train qui l'emporte une fois de plus vers le Roussillon, le jeune homme s'interroge et rêve de Paris : Il faudra que je fasse quelque chose d'utile, que je m'instruise, que je lise - lire avant tout, écrire, peindre, préparer mon départ pour la capitale, se dit-il. Non, je ne serai jamais architecte... Mais à Paris, que faire, que devenir ?
Et il a ce cri du coeur :
Mon Dieu, faites que je ne reste pas en rade à Perpignan, ou alors, tenez, faites que je n'aie pas de réveil, emportez-moi dans mon sommeil.
Charles a 16 ans. La bande à Bausil s'est dispersée. Il ne reste plus que Caffe de Broquery et Lloansi, les autres ont rejoint une nouvelle troupe, Les Tréteaux. Le poète aigri et son jeune disciple qui se cherche deviennent inséparables.
Avec Bausil je n'étais plus à Perpignan. Je parcourais dans les deux pièces exiguës de son bureau-chambre-bibliothèque des étendues incalculables auprès desquelles le salon de vingt mètres, où pleurnichait sa soeur Chiquette en compagnie du curé, n'était qu'un petit désert au milieu d'une oasis sans fin. A nous les palmeraies, les îles mystérieuses, les westerns catalans faits de chevauchées fantastiques dans les huertas de Saint-Jacques ou sur la plage d'Argelès peuplée alors de gentilles baraques aussi pleines de charme qu'elles étaient dénuées de confort.
Charles peint et expose avec le soutien du Coq catalan. Est-ce là sa voie ? Son père s'inquiète de l'influence d'Albert Bausil et voit d'un mauvais oeil la transformation de son fils, naguère écolier studieux, en poète bohème et facétieux dont l'homosexualité s'affirme sans doute à cette époque. Les relations entre le notaire qui a refait sa vie et le jeune homme qui donne l'impression de rater la sienne, deviennent orageuses, d'autant que Charles est particulièrement insolent avec Françoise qui tente courageusement de le ramener sur le droit chemin. Les disputes sont telles que le père en arrive à frapper le garçon qui part alors se réfugier chez Cyprien Lloansi et ne veut plus revenir à la maison. Il est arrivé plusieurs fois à une amie de la bande Mme Estève, d'accueillir l'adolescent chez elle, au mas Miraflore, près de Canet, pendant quelques jours. Puis, Charles et son père se réconciliaient.
Ne deviens pas un Bausil. Monte à Paris ! répète alors Albert à un Charles de plus en plus convaincu de s'encroûter à Perpignan et qui écrit, écrit pour s'évader déjà. Il termine un roman, Dodo Manières -l'histoire pleine de fraîcheur d'un gamin amoureux entre La Nouvelle et Narbonne- qui sera publié en 1939.
En 1929, Albert juge déjà que le moment est venu pour le jeune homme de prendre son envol. Maintenant, écrit-il, Charles a seize ans. Il explose. Il hurle de vie, il éblouit, il assourdit ses compatriotes; il les scandalise aussi un peu. Il ne peut pas passer comme cela avec son insolence, ses gestes, ses chansons, cette fleur à la bouche et cette lumière dans les cheveux devant les volets de la petite ville. Les bourgeois murmurent et les vieilles dames passent sur l'autre trottoir. Il est temps de partir.
Mais la goutte d'eau qui a fait déborder le vase fut sans doute le scandale de Vernet-les-Bains. Le 14 juillet 1930, Albert Bausil et Charles font une virée dans la station thermale au pied du Canigou. Ils descendent à l'hôtel Mustapha Ier. La nuit, ils quittent leur chambre nus sous des draps de lit, commencent à hanter les couloirs de l'hôtel, puis le bar et s'exhibent même dans la rue. Quelques personnes honorables porteront plainte contre les deux hurluberlus. L'affaire fit grand bruit. L'Indépendant, heureux d'épingler à son tour le directeur d'un journal qui ne rate jamais une occasion de le tourner en dérision, relata l'événement que la rumeur transforma en sordide orgie homosexuelle impliquant des personnalités. Une enquête pour outrages aux bonnes moeurs fut ouverte. Il n'y avait cependant pas de quoi fouetter un chat. En tout cas, il n'y eut pas de suites judiciaires. Mais 18 ans plus tard, lorsque Charles Trenet débarquera à New York, l'affaire de Vernet se rappellera au bon souvenir de celui qui sera devenu une grande vedette.
Après le scandale de Vernet, la situation de Charles à Perpignan devient intenable. Il va rejoindre sa mère à Prague et lui fait part de son intention de partir à Paris. L'avenir, écrira plus tard joliment le chanteur, j'entendais sa respiration derrière la porte. Non, il n'y avait rien à craindre de ce dormeur debout dont j'étais le songe. Simplement le mettre en confiance, ne pas le déranger puisqu'il me rêvait.
A son retour à Perpignan-Bausil, les choses se précipitent. L'occasion rêvée se présente en effet sous la forme d'un contrat d'assistant décorateur aux studios Pathé de Joinville obtenu grâce à la recommandation du brave Albert. Charles fait croire à son père qu'il est inscrit aux Arts décoratifs. Lucien Trenet est prêt à tout croire pourvu que son fils quitte Perpignan. Charles pense devenir journaliste, artiste-peintre en atelier, acteur de cinéma, en un mot : parisien.
Le 23 octobre 1930, le train l'éloigne d'une ville trop petite pour ses rêves. Il a 17 ans. J'entends la ville qui me dit bonsoir, chantera-t-il en 1938. Et moi sur le quai de la gare, je dis de mon mieux des mots d'adieu. Dans le train de nuit, il y a des royaumes, et puis du bruit et puis Paris au bout de la nuit. »
(...) Albert Bausil est terrassé par une crise d'urémie le 2 –mars 1943.
Quelques amis sont à son chevet. Vous avez repris connaissance durant quelques minutes, racontera Cyprien Lloansi. Une dernière fois, vous m'avez appelé. Nous vous avons aidé à vous asseoir. Vous avez demandé une feuille blanche, un crayon. "Je suis encore capable d'écrire un poème", avez-vous dit. Sur le seuil redoutable, votre suprême pensée a été pour votre art. Puis vous êtes retombé pour toujours.
Et Lloansi lui rendra ce dernier hommage :
Albert, vous avez rendu respirable à beaucoup d'artistes l'air de la province.
Charles, plus tard, dira tout ce qu'il lui doit :
Pour les échappées à Collioure où je peignais la vieille tour phallique, assis sur les marches de la chapelle Saint-Vincent, les escapades à Font-Romeu où, en échange de huit jours gratuits au Grand-Hôtel, nous écrivions, jouions et chantions des saynètes également interprétées par les jeunes clients, pour les haltes à Vernet-les-Bains, station d'ombre et de fraîches eaux (celles du Cadi gentil torrent essayant d'être impétueux), pour les retours en fête dans le tortillard électrique de la Cerdagne vers la ville en foire ou en carnaval mais toujours l'un et l'autre à nos yeux, pour les discussions interminables avec Cyprien Lloansi, Henri de Broquery auxquels se joignaient de nouveaux venus intrigués par notre vision des choses et qui la plupart du temps nous quittaient épouvantés, pour les polémiques sublimes dirigées contre le géant "L'Indépendant", journal à gros tirage que la fronde du petit David de Perpignan atteignait parfois sur trois colonnes à la une, à la lune, à la hue et à la dia, pour tout cela, merci, Bausil ! Merci Albert. J'ai passé grâce à vous, grâce à toi, la période transitoire de mon adolescence dernière dans un bain sublime où le merveilleux me donna le pouvoir de planer tout en renforçant mes racines - ange et arbre à la fois. L'image doit te plaire dans ton ciel d'éternité. Depuis longtemps je ne suis plus un ange mais arbre je demeure. Permets que la cime de mes frondaisons caresse un instant, en souvenir de tant de bonheurs, le bout de ton aile que j'aperçois là-bas dans ce nuage qui accourt ! (...)
Le poète Paul Pugnaud, qui avait publié ses premiers vers dans le Coq, se souviendra plus tard avoir assisté à l'irruption insolite de la poésie à l'institution Saint-Louis de Gonzague où il était élève, en la personne de Bausil, ancien élève venu dire ses poèmes. Albert Bausil, écrira-t-il à la mort de ce dernier, est parti au milieu des années sombres qui avaient changé bien des choses et posé un bâillon sur cette joie de vivre qu'il avait chantée et que sa présence incarnait.
Et Jean Cocteau se demandera à son tour :
Que devient Perpignan vidé de cette figure qui courait dans ses rues comme un feu de Saint-Elme? Charles Trenet lui doit une bonne part de sa grâce. Et tout ce qui chante, et tout ce qui rêve nous le ressuscite et nous fait vivre avec lui.
Ce que Charles Trenet traduira par cette dédicace qui résume tout ce qu'il lui doit : A Albert Bausil, qui m'a découvert.
Ce texte ext extrait du livre de Bernard Revel,
LA FOLLE JEUNESSE DE CHARLES TRENET,
paru aux éditions Mare Nostrum,
12 bis, rue Jeanne-d'Arc
à 66000-Perpignan.
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