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par Jacques Bertin
Au décès de Charles Trenet, au milieu d’une presse unanimement louangeuse, Jacques Bertin publiait un texte qui, aujourd’hui encore, ne laissera personne indifférent . Nous le reproduisons ici, avec son aimable autorisation…
Mais, qui est ce monsieur au visage sympathique surmonté d’un couvre-chef d’artiste ? Né à Rennes en 1946, auteur, poète, interprète, Jacques Bertin a rédigé plusieurs articles pour l'hebdomadaire « Politis ». C’est aussi l’auteur d’une biographie remarquable et remarquée consacrée au poète-chanteur québécois Félix Leclerc (Félix Leclerc, le Roi Heureux). Jacques Bertin a aussi, et surtout, enregistré plusieurs albums et s’est produit un peu partout en spectacles, depuis 1967.
Après ce préambule, laissons-lui nous « révéler » son « affaire » Trenet…
Les médias unanimes font de la mort de Charles Trenet un événement d'ampleur nationale, et cela semble à chacun une évidence. Est-ce si vrai ? La mort de Piaf fut un de ces événements. Puis il y eut Montand, Brel, Brassens, Ferré, dont les décès frappèrent l'opinion : on découvre, dans ces occasions, que les chanteurs sont plus que ce qu'ils sont, car les chansons vont s'accrocher profond dans l'âme. Ainsi partagent-ils ce privilège, avec quelques écrivains (Sartre ou Hugo) et des de Gaulle quand il y en a, de barrer les unes d'un trait noir, lorsqu'ils tirent leur révérence. Au Québec, aucun événement jamais n'égala la mort de Félix Leclerc, sauf celle de René Lévesque (et, il est vrai, celle de Maurice Richard, le champion de hockey).
Et Trenet ? Assurément, il a un été un grand du music-hall. "Il a tout inventé", disent-ils ; le rythme, la fantaisie, quantité de trouvailles verbales, une certaine qualité de l'expression qui, il y a cinquante ans, tranchait.
Je voudrais nuancer. J'ai la témérité de penser qu'il ne fut pas le premier poète de la chanson mais plutôt le dernier (le meilleur, sans doute) seigneur du music-hall. Il était un homme de scène complet, ce que ne fut véritablement aucun des grands de la chanson après lui. Mais il resta fidèle aux canons du music-hall : le chanteur n'est qu'un personnage, il ne dit jamais "je". Or, en même temps que Trenet, sur le bord du Saint-Laurent, Félix Leclerc fut le premier auteur-compositeur-interprète moderne : le premier qui raconte sa vie dans ses chansons, au point de l'y risquer. Dès lors, la chanson n'est plus un aimable divertissement du samedi soir, mais, comme le travail des poètes ou des romanciers, un lieu de bataille. Ce n'est pas vraiment ça, chez Trenet. Mais ceci est tout au plus une querelle de spécialistes. L'"Affaire" Trenet est ailleurs. Revenons au début des années 80. Il n'était plus alors qu'une ancienne vedette, parmi d'autres, suivant une destinée de chanteur vieillissant.
Commence soudain l'affaire Trenet, plus passionnante que l'œuvre elle-même : lui, qui ne fut jamais militant de rien ("résolument apolitique", dit son biographe Richard Cannavo, fut récupéré par les socialistes aux pouvoirs (politique, médiatique, culturel…) pour devenir le personnage emblématique de leur nouvelle société. Il accepta ce rôle avec empressement, comme s'il s'agissait d'un gala à Tarascon.
Leclerc incarnait superbement le Québécois type: hâbleur et gai, colon et colonisé, cherchant un pays. Son ralliement au souverainisme, après 1970, grandit encore sa taille de personnage national. Mais Trenet ? Fallait-il que cette génération manquât de héros à qui s'identifier ! Les précédentes avaient eu des Picasso, des Aragon, des Giono, des Sartre, les héros de la Résistance, ou même Brassens et Brel (Ferré, évidemment, était ingouvernable, il ne faisait pas l'affaire, il n'aurait d'ailleurs pas accepté ce rôle…). Sans doute faut-il rapprocher ce phénomène de certains traits marquant l'évolution des goûts dans l'époque Mitterrandienne : les disciplines artistiques qui montent alors sont la danse et la photo, arts sans paroles et très peu politiques… Les comiques envahissent le show business. Les chanteurs du languisme, ce sont Trenet et Higelin: tous deux jouant le léger, l'aérien, le dégagé. Et tandis que Ferré balançait des vers tragiques, irrécupérables et ravageurs, Trenet continuait imperturbablement sur le mode mineur. Après des décennies de bataille culturelle, où les artistes maudits, les ratés sublimes et les écrivains engagés donnaient la main dans le noir aux fusillés et aux grévistes, la gauche découvrait qu'il faut surtout vivre sans prétention.
Evidemment, en balance avec mes propos, vous mettrez le charme absolu des six premières syllabes de "l'Ame des poètes": "Longtemps, longtemps, longtemps…" Vous n'aurez pas tort. Car, c'est sûr, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues.
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L'AFFAIRE TRENET | Connexion/Créer un compte | 17 Commentaires |
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