« Dans la manière d’écrire de Trenet, il y a toujours eu et il y a toujours
un reste d’enfance. » José Artur.
(Extrait du livre « TRENET » de Geneviève Beauvarlet (Bréa Editions – 1983)
A son Pop-Club de France-Inter, José Artur a vu défiler tous les grands de
la chanson. Avec tous, il a dialogué.
Aux conversations qu’il a eues avec Trenet se mêlent les souvenirs de
refrains connus par cœur. Leur musique entoure ses propos. Il nous les a
confiées entre deux voyages.
Peut-être fais-je une confusion : avec le temps, les souvenirs deviennent
flous, mais, dans ma mémoire, j’associe Charles Trenet – ou plutôt Charles
et Johnny – à un film, « Robin des bois » et pendant l’entracte, c’était au
Moulin Rouge, je crois, deux personnages qu’on appelait Charles et Johnny
chantaient sur scène et m’ont immédiatement touché.
Il semble, mais la mémoire vacille, et j’ai souvent peur, comme disait
Aragon, de « mentir vrai », qu’ils portaient sur scène des costumes bleu
pétrole. Ce dont je suis sûr, c’est qu’ils gesticulaient bien et qu’on
avait envie de gesticuler avec eux.
Trenet, il m’a d’abord amusé, avec ses idées baroques, ses jeux de mots,
ses phrases bâties sur des rapprochements d’idées et de sons. L’enfant
découvre le langage, il est content de l’utiliser, mais il ne le prend pas
au sérieux. La langue pour lui, c’est un jouet, il essaie de triturer pour
voir ce que cela donne, si la drôlerie ne peut pas naître du choc des mots.
Dans la manière d’écrire de Trenet, il y a toujours eu et il y a toujours
un reste d’enfance. Pas étonnant si les enfants l’aiment.
Trenet m’a ensuite ému. J’étais à l’âge où l’on passe de l’enfance à
l’adolescence. Il y avait dans ses chansons un étonnant mélange de naïveté
et de tendresse, d’érotisme fragile, à peine effleuré…, qu’on se laissait
troubler.
Il était en même temps l’acteur et le témoin de mes premières amours, les
secrètes, celles qui naissent d’un regard et que l’on n’ose pas avouer. Je
me suis ensuite demandé comment Charles Trenet qui, s’il aime les femmes,
n’est guère sensible à l’attirance physique qu’elles dégagent, pouvait
aussi parfaitement décrire les jolies petites filles qui roulent à
bicyclette et que l’on porte, très sensuellement sur ses épaules.
Il y a du miracle – et aussi, à l’évidence, une sorte de génie – dans sa
façon de raconter. Après tout, Marcel Proust a su faire de son Albertine
une femme fascinante.
Quelquefois, avec Trenet, la déception m’est venue. Légère, oh ! très
légère… Que, par exemple, un poète comme lui, un homme sensible comme lui
aux choses de la nature et à la beauté vraie, cultive dans son jardin des
fleurs en plastique, cela m’a épaté. Sans doute s’agit-il d’une
extravagance qui fait partie d’un tout. Celui qui fut « le fou chantant »
ne doit pas être jugé à la commune mesure.
Les hommes qui, dans leurs chansons, délirent, ne peuvent avoir les
réactions du plus grand nombre. Ils ont décidé, volontairement ou non, de
surprendre. Et ils surprennent : on ne saurait leur en vouloir. Mais,
aujourd’hui encore, je comprends mal ces fleurs en plastique.
Ces petites réserves n’ont guère influé sur l’admiration sans bornes que je
porte à Trenet. Bien avant de recevoir professionnellement ses disques,
j’achetais la plupart de ceux qui paraissaient. Je me rappelle un album 25
cm paru dans les années 1950 sous le titre de « Chansons claires ». Il
comportait des textes qui me plaisaient et qui me plaisent toujours autant,
comme « Les coupeurs de bois » ou « L’âme des poètes ». Je les ai fait
souvent tourner sur mon électrophone.
La première fois que j’ai rencontré Charles Trenet en chair et en os,
c’était loin, très loin, à Casablanca. J’étais alors à la fois acteur et
secrétaire de François Périer et, grâce aux tournées Karsenty, nous
promenions « Bobosse » à travers le monde francophone. Français Périer en
était la vedette et j’y jouais un rôle secondaire.
A Casablanca, O’dett avait ouvert un cabaret, un lieu curieux mais
sympathique. Tout naturellement, nous y sommes allés après la
représentation. Trenet était là. Il m’a littéralement soufflé. Son
indépendance de ton, son goût pour les jeux de mots, son refus des
conventions pouvaient heurter à une époque où l’on n’avait pas encore
appris à vivre pleinement sa liberté. C’était il y a trente-cinq ans. Dans
son comportement aussi il était en avance.
J’ai eu, grâce à Trenet, beaucoup de grandes joies. Quand je le voyais sur
scène naturellement. Mais aussi à chaque fois que je l’ai rencontré. J’ai
joué un moment le rôle d’animateur dans une boîte de la rue Saint-Benoît,
le Bilboquet. Il y venait parfois, y apportait son humour, son plaisir de
parler, ses plaisanteries. Nous avions ainsi des conversations jusqu’à
l’aube. Une nuit, il était plus grave. Il a, durant des heures, fait
l’éloge de son frère Claude, un grand musicien. « Un meilleur musicien que
moi », disait-il.
Le temps a passé. Je suis toujours ébloui par la fraîcheur de ses chansons,
les nouvelles comme les anciennes. La soirée d’hommage qui lui a été
offerte par le Théâtre du Rond-Point s’est pour toujours inscrite dans ma
mémoire. Pas seulement à cause de son éblouissant passage sur scène. Ni à
cause de l’admiration unanime des interprètes qui l’ont précédé, chacun
puisant dans l’œuvre de Trenet la chanson par laquelle il lui rendit
allégeance. Mais surtout à cause du bonheur qui se dégageait de cette
soirée.
Dans la salle, comme dans mon « Pop-Club » qui s’était déplacé au Théâtre
du Rond-Point pour l’occasion, la joie régnait. Ce soir-là, je me suis
demandé : comment fait-il pour rendre les gens heureux, et je me répondais
: il ne lui faut qu’un piano et du talent, beaucoup de talent. Un piano et
du talent, je crois que cela résume ass ez bien Trenet, n’est-ce pas ?
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