Un extrait de “Le Psychiatroscope » du docteur Amoroso :
Jacques Chancel, c’est la très grande classe de journaliste, je l’ai connu
lorsqu’il exerçait son industrie à « Paris-Jour », c’est l’affabilité, la
courtoisie, je crois même teintée d’une certaine bonté. Il est courtois, je
l’ai dit, mais également poli, et comme dirait Alain, « il salue tout, même
les chaises ». A-t-il, comme il veut bien le montrer, cette bonté qui
serait comme un attendrissement universel pour tout ce qui vit
(Schopenhauer) ? pratique-t-il l’altruisme : « cet art de se servir des
autres en ayant l’air de les aimer… »(Dubreuil) ? je crois qu’à bien
l’observer, le personnage habile, plein d’opportunité dans ses
interventions (je n’ai pas dit d’opportunisme) a réalisé au plan
professionnel une destinée justifiée largement par ses mérites. Hélas,
trois fois hélas, j’ai suivi sa progression depuis une dizaine d’années, et
même depuis Nice, muni d’une longue lunette astronomique, j’ai
définitivement perdu de vue cet astéroïde déjà flamboyant de « Paris-Jour »
» venu définitivement s’inscrire sur le firmament stellaire de la courbe
présidentielle. A ce jour, je n’hésite pas à le dire, même s’il demeure le
personnage probe et lucide que j’ai connu, le nostalgique pyrénéen, et cela
n’est pas pour me déplaire car j’aime les gens du terroir. Chancel est
définitivement accablé par une nouvelle maladie neuropsychiatrique que
j’appellerai le syndrome amnésique antérograde à point de départ
giscardien. Je m’explique. Comme d’autres, qui eurent affaire au numéro un
de notre pays (et je pense à l’excellent Michel Droit qui a su, après la
mort du Général, retrouver les pieds sur terre) Jacques Chancel a beaucoup
changé avec son entourage. Lorsque je parle d’amnésie antérograde, je veux
dire par là qu’il a totalement oublié tout ce qui s’était passé avant les
interviews que le Président de la République lui a accordées, aveuglé par
la sympathie et la puissance qui ont découlé de ces rencontres. J’ai le
privilège, par mon métier, de voir beaucoup de monde, et tous ont été
frappés par ces modifications comportementales, ces fameux « voulez-vous me
rappeler votre nom, cher ami » ou bien « je crois bien vous avoir vu
quelque part », ou bien « téléphonez-moi quand vous voulez… » etc. ; j’ai
rassuré tous ces petits copains, et ils sont nombreux, versés
définitivement dans l’oubli chancelien : l’irruption de notre Président a
été fatale, elle a provoqué au niveau du néo-cortex de notre grand maître
échiquier des modifications neuronales, localisées, s’accompagnant
probablement de lésions irréversibles, c’est-à-dire pour parler plus
simplement frappées d’incurabilité. Ce syndrome est rarissime dans la
pathologie médicale, il est donc impossible d’en prévoir et la gravité et
le pronostic ainsi que son accessibilité aux thérapeutiques modernes. On ne
peut tout de même pas souhaiter la mort de M. le Président de la République
pour voir M. Jacques Chancel recouvrer l’intégralité de ses fonctions
amnésiques. Je puis en tout cas ass urer dans mon propos que l’impact de
cette interview a été unilatéral ainsi que les troubles qui l’ont suivie,
car je ne sais pas, à ma connaissance que le comportement de M. le
Président de la République ait beaucoup changé depuis sa rencontre avec
Jacques Chancel, je pense d’ailleurs que son extraordinaire harmonie
intellectuelle, ainsi que son équilibre naturel, le mettent à l’abri de ces
égarements. Je ne soulignerai pas que le confort et le réconfort de sa
position le rendent beaucoup moins vulnérable à l’éclosion du syndrome
sus-cité.
Le deuxième élément clinique que je vais citer découle-t-il du premier ? la
chose n’est pas impossible ; des esprits malins m’ont ass uré que Jacques
Chancel serait également accablé – le mot n’est pas trop fort - d’une
affection nouvelle surajoutée. Il s’agirait d’un syndrome hallucinosique
matinal, lui aussi à point de départ giscardien ; je m’explique : dès son
réveil, comme tout un chacun, Jacques Chancel se livre à ses ablutions
quotidiennes et, comme tous les hommes, doit subir le douloureux calvaire
du rasage. Il utilise pour cela un sabre, autant dire un rasoir à main. Et
là est le drame, littéralement imprégné par l’image du vis-à-vis
présidentiel, dont il n’a pu se défaire, il superpose à sa propre image que
lui renvoie le miroir celle de notre Président, la ressemblance étant loin
d’exister trait pour trait, la superposition se faisant mal, il en résulte
des coupures successives qui l’ont contraint peu à peu à délaisser le sabre
pour le rasoir électrique. On se rend compte par ces détails que la
situation est beaucoup moins grave que pour le syndrome précédent. Malgré
ce, ces hallucinoses matinales le gênent, même si elles peuvent être
encore réduites par une manutention grandement simplifiée, sans conséquence
pour la vie de l’intéressé. Dernier détail morphologique et esthétique,
Jacques Chancel subit comme nous tous la perte progressive de son capital
capillaire et, sur ce terrain, notre Président l’avait depuis longtemps
dépassé. Nous avons tous donc constaté au dernier « Grand Echiquier » que
Jacques Chancel ramène soigneusement sa faible réserve capillaire du côté
gauche vers le côté droit, mais je crois que c’est très opportunément et en
toute inconscience que Jacques Chancel va ainsi de la gauche vers la
droite, ce détail tenant à la génétique et non à de basses réalités
démagogiques.
L’homme redescendra-t-il sur la terre ? C’est douteux ; il a tellement
perdu le fil avec ses semblables que même celui du téléphone est devenu
inexistant et que les P.T.T. eux-mêmes ne peuvent plus le joindre. Chancel
définitivement isolé ? A peine accessible aux ultra-sons présidentielles ?
Amnésique à éclipses et à de certains moments ? J’ai dit tout à l’heure,
après Alain, qu’il saluait tout, même les chaises ; c’est bien vrai qu’il
crispe des millions de gens lorsqu’il appelle familièrement « comment
allez-vous mon petit Gyorgy, vous sentez-vous bien, mon petit Yehudi… ». Je
ne crois pas que cette politesse ass ez excessive soit en l’occurrence une
indifférence organisée, elle s’inscrit plus simplement dans la génétique
d’un personnage anti-bouvardien, même s’il est l’ami de notre pamphétaire
numéro un. Les extrêmes se touchent. Au-delà de ces détails de mimiques, je
reprends la pensée d’Alain et je ne crois pas qu’il soit un dos courbé, sa
politesse étant une gymnastique contre les passions dans une société dite
polie. La vraie politesse est une joie contagieuse… la réussite de ses
émissions et mieux que cela, la pérennité dans le succès, compensent
largement son amnésie antérograde à point de départ giscardien.
Qu’il soit définitivement rassuré, ce dernier type d’affection régressé
avec le quatrième âge, lorsque les désordres organiques se mêlent de se
substituer, et ce de façon irréversible, au désordre fonctionnel.
Le très grand équilibre intellectuel de Jacques Chancel, la rigueur de sa
vie privée, disons-le aussi son instinct de conservation particulièrement
préservé, semblent le mettre à l’abri de cette fameuse sénescence
biologique, lot fatal des grands vieillards et incident hypothétique de
quelques pré-vieillards, ceux précisément parmi lesquels on n’est pas près
de rencontrer Jacques Chancel. « L’amnésie fonctionnelle » que j’ai évoquée
passera, sinon avec le Président, tout au moins avec le temps. Je le vois
très bien dans sa retraite pyrénéenne qui semble lui être très chère,
évoquer ses « jeunes années » sur un rythme de Charles Trenet, car la
nostalgie et, partant, la sensibilité ne sont pas étrangères à ce
personnage, beaucoup plus mystérieux qu’il ne veut bien le laisser croire
et finalement bien sympathique malgré quelques oublis.
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